Par mes parents j'apprends qu'une école de mécaniciens d'avions de caractère militaire va être ouverte à Nîmes. Je pense aussitôt à y aller espérant ainsi faire une partie de mon service militaire près d'Alès, d'autre part il peut y avoir une situation intéressante en travaillant dans l'Armée. Aussi, je fais les formalités nécessaires, passe une visite, puis la liste des élèves admis paraît. J'en suis. Il y a d'autres Alésiens mais je ne les connais pas à part Alric qui a été éclaireur avec moi. Je suis convoqué le 18 à Alès pour signer mon engagement de 3 ans, résiliable, et être dirigé sur Tours où je vais être habillé et affecté jusqu'au 1er octobre.
Ce soir, à 5 heures de l'après-midi, je signe mon engagement. Certains, comme la guerre est déclarée depuis le 1ier septembre, n'ont pas voulu signer car ils ont peur qu'on les change d'arme et les envoie dans l'infanterie, mais comme je suis parti pour m'engager et que de toutes façons, il me faudra partir dans quelques mois avec les événements, j'aime mieux tenter le coup et aller dans l'aviation. Nous apprenons que l'école de Nîmes n'est pas finie… A 8 heures du soir, nous prenons le train pour Tours. Je repasse à Alès sans voir personne et le train monte dans la nuit vers la montagne. Je m'endors dans un compartiment où nous sommes tous engagés pour 3 ans et pour Nîmes.
5h Passons à Clermont-Ferrand. Il fait plus froid et il y a du brouillard. Passons à St Germain des Fossés. A Saintcaise, nous attendons plusieurs heures la correspondance pour Tours. Nous repartons à une heure de l'après-midi. Le train traverse le Berry aux molles ondulations, aux forêts verdoyantes. Passage à Bourges à la magnifique cathédrale qui domine la ville, puis Vierzon aux grandes usines. Le soir, une halte à Saint Pierre des Corps gare de triage de Tours à 10h du soir. Arrivée à la gare là à point. Après 20 minutes de trajet (le camp semble loin de la ville) nous arrivons au camp où nous ne semblons pas attendus !! Enfin après des recherches on trouve des chambres où quelques paillasses vides nous tendent les bras . Mais que ça sent mauvais ici dedans. J’aime mieux ne pas penser qu’il me faut passer trois ans dans des chambres comme ça !! On y sent le pinard, les pieds, et tout un tas d’autres choses !!!!
Au matin, le jus arrive, mais je le trouve amer, moi habitué au café au lait crémeux !!
Dans la matinée, nous nous faisons incorporer aux bureaux. Nous retournerions bien dans la chambre où nous avons passé la nuit, mais les réservistes qui y couchent trouvent qu'ils sont assez nombreux et n'ont pas besoin de notre compagnie ! Aussi, nous errons dans le camp jusqu’à ce qu’un gradé, un adjudant je crois (je ne connais pas encore les galons) nous fait distribuer des couvertures et nous assigne comme dortoir… un hangar d’avions !!!! fermé par une immense toile de tente, un vrai palais de courants d’air ! nous nous y installons tant bien que mal sur de la paille plus ou moins fraîche.
Ces quelques jours, nous avons passé la visite médicale, nous avons touché des quarts et des fourchettes. Il nous a fallu acheter des assiettes en porcelaine si nous voulons manger !
Nous sommes toujours en civil et dans notre hangar, nous avons froid, mais ce soir, on nous trouve une baraque assez confortable : la « Z12 ».
Maintenant que nous sommes dans une baraque dans le camp, on vient souvent nous chercher pour des corvées mais, étant en civil, nous pouvons refuser ce que nous ne manquons pas de faire. Il faut vraiment du désordre pour que, après ces 12 jours de régiment, nous ne soyons pas habillés !!
D'autre part, aujourd'hui, nous devrions être à Nîmes et nous nous morfondons ici où on ne nous parle pas de départ. Ca ne va pas être comme je me figurais, l'armée, enfin qui vivra, verra ! Il en arrive chaque jour de nouveaux pour l'école de Nîmes.
Nous touchons aujourd’hui les premiers vêtements militaires, d’ailleurs pas très reluisants. Ce sont des treillis ou bourgerons en toile écrue !! Maintenant attention aux corvées !!! Mais j’ai attrapé un furoncle dans le cou qui augmente tous les jours et cela m’exempte de corvées !
Je ne voulais pas écrire espérant être bientôt à Nîmes mais le 1er octobre est passé et je me suis décidé à prendre la plume. Aussi maintenant, j’attends une réponse tous les jours avec impatience.
Nous avons déjà passé deux ou trois dimanches à Tours et j’en ai profité. J’ai d’abord visité le château de Louis XI à Plessis-les-Tours qui est bien aussi triste que le dit la légende ! Je connais un peu Tours maintenant. J’y suis descendu plusieurs fois à pied, jusqu’à St Symphorien [lien] où s’arrête le train faisant ainsi mes 10-12 km entre l’aller et le retour. J’ai admiré la cathédrale [lien], le beau pont Wilson [lien] sur la Loire aux nombreux bancs de sable, la rue nationale, plusieurs jardins aux calmes verdures, les quais… Je suis allé aussi à Luynes sur la rive droite de la Loire en aval de Tours. Je visite le vieux château de Luynes qui est postérieur à la Renaissance. Il y a des vignobles et une belle vue sur la vallée de la Loire. Le village est situé au creux d’une petite vallée. Dans le village, on remarque de vieilles halles en bois à toits d’ardoise le long de la route. Je vois des maisons de troglodytes construites dans la falaise de l’ancien lit de la Loire. C’est très pittoresque. On voit des cheminées qui sortent de la colline au-dessus des maisons. Je suis aussi allé plusieurs fois aux cinémas de la rue nationale.
Aujourd’hui, on nous donne des lits. Nous sommes bien installés maintenant. Avec l’acquisition de lits, nous apprenons de nombreux tours classiques dans les chambres de « bleus » : lits en bascule, en portefeuille, etc. Nous sommes 6 ou 7 Alésiens dans la chambre. J’ai fait plus ample connaissance avec tous. J’ai aussi un bon copain de Nîmes.
Grand branle-bas, nous partons de la base St Symphorien [lien] mais ce n’est pas pour Nîmes, hélas ! Il paraît que nous allons dans une ferme des environs qui s’appelle Parçay-Meslay [lien] [lien], les paquetages sont mis sur les camions et nous par dessus et en route. Cette ferme se trouve sur la route de Paris.
Nous y arrivons : c’est une ancienne abbaye entourée de hautes murailles. Elle est très pittoresque mais peu accueillante quand nous pensons qu’il va falloir y habiter. Nous entrons sous un magnifique portail moyenâgeux et nous sommes installés dans ce qui devait être la chapelle qui sert maintenant de hangar et de fenil. Nous couchons dans la paille.
Mon furoncle m’a fait souffrir cette nuit car mon lit n’est pas très confortable, étant fait avec des sacs d’engrais !!
Avec nous nous avons des soldats de l’Est qui parlent dans leur patois et ne sont guère sociables. Il y a aussi des futurs élèves de l’école de mécaniciens de Royan. Eux, il y a deux mois qu’ils attendent. Ici, ce n’est pas du tout confortable, nous nous lavons dans la mare aux canards, nous mangeons dehors sous la pluie ; la nourriture est très bien préparée mais il y en a très peu et comme les plats sont pour trente, il arrive que le trentième serre sa ceinture d’un ou plusieurs crans !
Nous sommes commandés par un lieutenant qui a fait de nombreuses années dans la légion étrangère, aussi ça barde, mais il faut reconnaître qu’il est juste.
Il y a aujourd’hui revue du général dans la base. Lieutenant en tête, nous nous « appuyons » les 5 km de route à pied, nous attendons 4 ou 5 heures sous une sorte de grésil, car un général qui ne se ferait pas attendre serait indigne de ce grade et ne connaîtrait pas son métier !
Enfin, il arrive, nous faisons sur lui un effet formidable avec nos « treillis » blancs (ou plutôt sales), nos capotes bleu horizon, délabrées et crasseuses aux boutons de toutes les armes (pour ma part, j’en ai de l’aviation, de l’artillerie, la biffe et même la légion étrangère). Il est furieux et invective depuis les lieutenants jusqu’au commandant ! Il nous demande quelle est notre situation. Quand nous lui disons que nous sommes pour Nîmes, il paraît tout étonné. Nous retrouvons notre sale cantonnement mais cette revue nous a donné espoir… surtout que le général veut aussi nous faire changer de logement.
Aujourd’hui, c’est dimanche et nous pouvons enfin sortir de ce cantonnement où nous étions cloîtrés depuis notre arrivée. Je vais dans les champs où je mange des pommes qui foisonnent ici. Je passe à Notre-dame d’Oé où sont cantonnés des soldats. L’après-midi, je décide d’aller à Vouvray, à une dizaine de km d’ici. Pour aller, la promenade est intéressante le long de la Loire où, sur les coteaux, s’échelonnent les villas et les jardins verdoyants. J’arrive à Vouvray où je ne peux visiter les caves car c’est dimanche. Je peux quand même goûter une bonne bouteille de ce vin célèbre avec mon copain, puis nous remontons à travers les coteaux plantés de vignes qui entourent le village, et par le village de Parçay, nous regagnons notre cantonnement. Ce soir, le bruit court que nous n’allons plus à Nîmes, mais à Royan, les élèves pour cette école allant à Rochefort.
Je viens d’avoir un beau spectacle, c’est le lever des couleurs, vu de la cour, d’abord le grand portail qui s’ouvre, puis dans le soleil levant pendant que le clairon jette ses notes cuivrées, on voit le drapeau tricolore s’élever dans l’embrasure du portail ; ça ressemblait dans ce décor, à un spectacle du Moyen Age.
Les élèves autrefois pour l’école de Royan sont partis ce matin pour Rochefort selon toutes probabilités c’est nous qui les remplacerons à Royan. En attendant, ce soir, nous partons pour le village de Monnaie, toujours sur la route de Paris mais 5 km plus loin de la base. C’est sans regrets que nous quittons Parçay-Meslay. Le seul point noir c’est que nous serons à 15 km de Tours.
Nous arrivons au village et logeons dans un jeu de boules couvert, nous ne sommes pas mal.
Les propriétaires du jeu de boules, parmi lesquels se trouve « Monsieur » le Maire, trouvent que nous abîmons le beau boulodrome si bien damé et égalisé, aussi un nouveau déménagement en résulte : nous nous trouvons maintenant chez un marchand de vin et le comble, c’est qu’il vend de ce délicieux vin de Vouvray, mais en plus de tout cela, nous dormons en plus dans un grenier juste au-dessus de la cave !!
Le propriétaire est très aimable et en signe de bienvenue, il nous apporte un broc de vin que nous partageons entre nous. Ce soir, on nous donne un semblant de paquetage guère plus brillant que ce que nous avions déjà.
Je parcours la campagne aux environs. Elle est belle mais froide et austère et je préfère de beaucoup les riantes campagnes méridionales, peut-être plus arides mais aux teintes plus chaudes. Grande nouvelle, on part demain de bon matin pour Royan. Je suis un peu triste de ne pas aller à Nîmes, mais je suis bien content que mon projet d’être mécano ne soit pas tombé à l’eau. Nous touchons 2 jours de vivre et le soir, après souper, nous fêtons ça tous ensemble avec quelques bouteilles de Vouvray que le propriétaire nous vend.
Ce matin, quoique très peu en forme pour ce voyage, nous embarquons pour la gare dans des cars. A la gare, grande effervescence. A 6h¼, le train démarre. Nous passons à Poitiers dont nous apercevons la cathédrale imposante et les vieux remparts.
A Angoulême à 13h nous n’avons pas de train avant 17h, aussi avec notre sous-off bon enfant, nous allons faire un tour en ville et sur les bords de la Charente, nous voyons les papeteries célèbres. Nous nous reposons sur les bords de cette rivière tranquille, puis à 17h nous nous retrouvons à la gare où nous prenons le train, toujours le « tortillard » qui nous avait amené jusqu’ici. A 22h nous entrons en gare de Saintes. Là, plus de train jusqu’à 7h le lendemain matin. Les autorités militaires nous emmènent dans une ancienne salle de bal où, chose qui m’étonne, nous avons immédiatement de la paille.
Nouvel étonnement, le matin, un fin moka nous est servi, puis nous partons à la gare et arrivons à Royan à 10h du matin. Dès la sortie de la gare, nous sentons, aux paroles du sous-off, que la discipline a changé et que désormais, ici, elle sera plus sévère. Nous avons presque honte de traverser la ville si coquette dans nos sales treillis et pantalons à molletières ! Les casernes nous étonnent et nous portent aux anges : des matelas de laine, des draps, deux couvertures, de belles chambres, des casiers pratiques, des tables propres. Nous sommes stupéfiés ne connaissant pas encore depuis 2 mois cet aspect nouveau de l’armée : réglementaire mais confortable. A midi au réfectoire, nouvel étonnement : des tables où le couvert est mis. Nous n’avons qu’à porter nos quarts, le vin dans des bouteilles et puis, un menu !! Indescriptible !
Nous sortons aujourd’hui après souper. Je sors avec un copain en ville. Royan est très beau, c’est une station balnéaire. Son casino quoique un peu ancien comme style est coquet. La jetée et la grande Côte ont un aspect mondain avec les villas et les hôtels qui s’élèvent à côté.
On nous donne de nouveaux pantalons à molletières et de nouvelles vareuses un peu moins « moches » que ceux de Tours, mais ce n’est pas encore les tenues Armée de l’air à pantalons longs.
On demande des volontaires radios-navigants pour aller à Nîmes. Il y a des volontaires, certains mêmes ne font cela que pour être à Nîmes quelques mois de plus. Moi, je réfléchis bien, puis je décide de rester. J’aime mieux être mécano… mon copain de Nîmes me quitte pour aller comme Radio.
Les cours commencent, maintenant c’est les matières générales : algèbre, géométrie.
Nous sommes formés en brigades de 4 équipes de 8 types. Mon chef d’équipe est Abric, dans mon équipe, il y a Camoin, Dejoux, Courtial-Quet qui sont tous d’Alès. Nous avons commencé nos classes depuis que nous sommes ici. Nous avons un capitaine comme je n’en ai jamais vu et comme je n’en verrai sûrement pas beaucoup. C’est le capitaine Hostein Jacques. Il est énergique, juste et bon, il comprend les soldats et défend les élèves contre les abus que pourraient faire contre nous ceux de l’encadrement. Il est aussi patriotique.
On nous fait les premières piqûres malgré mon appréhension je ne les trouve pas trop mauvaises surtout en ne faisant pas d’imprudence.
Depuis que nous sommes à Royan, nous ne sortons plus que le samedi soir jusqu’à minuit et le Dimanche jusqu’à la même heure.
Nous faisons aussi de l’instruction militaire 2 heures tous les 2 jours. Nous faisons nos classes et à la fin du stage, nous passerons un examen pour les pelotons. D’après ce que nous dit le capitaine, tous ceux qui seraient brevetés seraient caporaux-chefs, aussi je bûche surtout l’enseignement du brevet. Nous faisons beaucoup d’atelier, mais le plus important est le banc d’essai où il nous faut déceler les pannes du moteur, aussi c’est avec crainte que nous voyons revenir ce jour terrible. C’est surtout les premières fois où on n’est pas habitué au bruit des 800 chevaux de l’Hispano-Suiza 12Y !!
L’avion sur lequel nous travaillons et serons brevetés est le Morane 406. C’est un avion de chasse assez rapide (400-500 km/h) mais sorti il y a déjà 2 ou 3 ans. Je m’intéresse beaucoup au travail de mécano.
C’est demain que nous partons pour la permission de détente de Noël de 8 jours. Cela fait plus de 3 mois que je n’étais allé à Alès, aussi je vais goûter pleinement du plaisir de ma première permission. Nous partons tous ensemble, l’école sera vide pendant une dizaine de jours. Le seul ennui c’est que nous n’avons pas la belle tenue A.A. (lisez Armée de l’Air) et nous ne pourrons la montrer chez nous. Ce soir, grands virages de lits.
Aujourd’hui, dès 5h du matin, une fanfare formée de 3 clairons et de deux tambours aurait réveillé même des sourds, c’est pourquoi elle ne manque pas de nous réveiller, nous qui languissons tant de partir. Un train est formé spécialement pour nous et il s’ébranle bientôt emportant 800 jeunes gens, gais comme des collégiens ! A Bordeaux, nous prenons encore un train de permissionnaires qui nous conduit jusqu’à Nîmes où nous arrivons à 11h du soir. Nous attendons jusqu’à 6h du matin.
La nuit de Noël a été originale pour moi, cette année : passée dans une salle d’attente. Enfin dans l’omnibus qui me mène trop lentement sur Alès, je suis quand même heureux de penser à la journée de Noël que je vais passer en famille malgré tout, malgré la guerre et malgré mon service militaire.
Ma permission a passé si vite et est si chargée de visites et de bons moments que je renonce à la décrire. Aujourd’hui, dans la matinée, tous les Alésiens de l’école de Royan se retrouvent à la gare d’Alès. Le retour est plutôt triste car c’est maintenant qu’il faudra donner le coup de collier !
Nous arrivons dans la soirée à Royan où rien n’a changé. L’hiver bat son plein et il fait froid, le temps est gris.
Le froid sévit et il y a de nombreux grippés. C’est une sorte d’épidémie qui sévit et va grandissant, déjà de ma chambre, certains sont partis pour le Grand Hôtel, bel hôtel transformé en hôpital, certains même usent de procédés louches pour avoir cette grippe qui amènera la convalescence à la maison !
Moi, je n’ai pas envie d’attraper ce qui pourrait se transformer en toutes sortes de maladies graves, quoique ce ne soit pas l’envie qui me manque d’aller passer quelques jours à Alès ou Vézé. Je me soigne : mon antigrippe est un quart de vin chaud, sucré et parfumé que, tous les soirs je fais chauffer sur le grand poêle du couloir chauffé au rouge le soir.
Presque le tiers de l’effectif est à l’hôpital ou en convalescence. Moi, je n’ai toujours rien. On parle de licencier l’école pour une ou deux semaines. Le travail continue toujours pareil : le matin, lever à 5h¾, pas moyen de resquiller une ou deux minutes de plus au lit car le sous-off se charge de nous faire lever. Je hais le clairon qui tous les matins m’arrache à un si profond sommeil au fond du petit lit sympathique. Puis le déjeuner : café au lait et pain à volonté. A peine le déjeuner fini, le rassemblement, et en sabots, vêtus de capotes bleu horizon, nous partons vers les hangars avion ou moteur, ou vers les salles techno. Dîner de 11h à 12h. A 1h½ nouveau rassemblement jusqu’à 4h½ où nous rentrons dans nos chambres pour faire le travail écrit du lendemain.
Là nous sommes mieux, tous ensemble le long des tables, au milieu de la chambre plane un silence laborieux rarement troublé jusqu’à la soupe où la nuit est tombée depuis longtemps. Le souper mangé, on retrouve la chambre chaude par rapport à l’extérieur. Maintenant finis les devoirs, on lit, écoute l’harmonica jouer des refrains connus, on écrit des lettres aux parents, puis je vais faire chauffer mon quart de vin chaud que je sucre et en trempant quelques peaux d’orange. Le breuvage absorbé, vite au lit où à la chaleur des couvertures on s’endort aussitôt d’un sommeil profond.
Mon bon copain Lucien Colas qui était à l’hôpital depuis une quinzaine de jours, part en convalescence, il est heureux mais je remarque qu’il a maigri, il a d’ailleurs été assez gravement malade, lui ce n’est pas du bluff. Je comprends qu’il y ait passé car étant de Fréjus, le climat humide atlantique ne lui convient pas.
Notre capitaine Hostein s’est cassé la jambe en sortant de chez lui. Il est à l’hôpital, c’est assez grave.
C’est dimanche aujourd’hui le réveil est plus tard et on peut faire la grasse matinée si on veut enfin. Je me rase, me lave, m’habille le mieux possible ce qui est assez facile avec la nouvelle tenue bleu marine A.A. que nous avons depuis un mois et dont nous sommes si fiers.
Il faut maintenant affronter l’oeil inquisiteur du sergent de garde qui a vite fait de me passer en revue de la tête au pieds, mais tout va bien et nous voilà libres. Nous descendons les rues encombrées par le marché (qui est le Dimanche ici) et nous "faisons" le square Botton ou l’avenue de Faucillon de long en large plusieurs fois, parfois je vais au temple le matin, quand les fonds sont assez hauts on se paie le dîner en ville sinon on se contente de quelques pâtisseries si bonnes, puisque faites au beurre et au lait des Charentes ou d’une douzaine d’huîtres excellentes, Marennes étant à 20 km. L’après-midi est coupée soit par le cinéma soit par une ballade aux environs de Royan si pittoresques : Saint Palais, la Grande Côte, Pontaillac, Saint Georges de Didonne, les buts ne manquent pas.
Nous avons espéré jusqu’à la fin avoir une perm de 8 jours pour Pâques ce qui aurait été normal avec le régime de temps de guerre mais le capitaine nous dit que c’est impossible et qu’il faut que nos cours finissent au plus tôt. Donc simplement une perme de 48 heures. Il nous est interdit aux Alésiens d’aller chez nous, habitant trop loin, aussi aujourd’hui, j’ai décidé de visiter la Pointe de Grave [lien] qui se trouve en face de Royan de l’autre côté de la Gironde. Un bac à vapeur nous y mène à travers l’estuaire, ça tangue un peu. Je n’avais jamais fait une si longue traversée. Nous abordons au quai en bois de la Pointe de Grave. Sur une butte s’élève le monument colossal élevé par les Américains de la guerre 14-18 sur lequel sont écrites les paroles fameuses : « La Fayette, nous voici. » C’est une gigantesque stèle servant de phare. Plus vers le sud, il y a l’avant-port moderne du Verdon élevé par les Allemands en paiement de la dette de la guerre 14-18.
Je vais vers ce port, où les plus grands transatlantiques peuvent aborder, par la plage ou par la forêt. La Pointe de Grave mérite bien son nom car ce n’est que dunes de sables d’un bout à l’autre et l’océan en ronge et emporte un morceau chaque année. Là, on voit réellement les grandes vagues de l’océan.
Je passe au village du Verdon où on boit du bon vin de « Graves » si renommé, puis je reviens au milieu de la forêt des Landes qui s’arrête ici. Des pins à perte de vue couvrent les dunes, on respire un air embaumé et sain. Le soir, je reprends le bac où, avec la marée haute de l’océan qui rencontre les flots boueux de la Gironde, nous avons du roulis, c’est le mascaret commun aux fleuves atlantiques.
Lundi de Pâques
Aujourd’hui, je pars vers la Gironde, vers Bordeaux en passant par les rochers de Vallière tout déchiquetés que domine le grand hôtel Oceanic, puis je passe à Saint Georges de Didonne, petit satellite de Royan avec sa plage discrète au milieu des pins odoriférants, puis je pénètre de nouveau dans la forêt si agréable par beaux jours. Un orage faillit éclater mais je n’ai que quelques gouttes. Le temps reste gris cependant. Je passe sur des plages au fond de baies silencieuses et sauvages où je me croirais presque sur une île déserte, enfin la forêt cesse et dans un creux apparaît le village.
Je suis toujours sur la côte et me trouve près de grottes annoncées à grand renfort de panneaux-réclames. Je descends les escaliers taillés dans le rocher et arrive dans une excavation creusée dans un rocher, assez spacieuse et éclairée… par la lumière solaire !! Je suis fort étonné et me précipite vers l’ouverture par où j’aperçois un coin de ciel. J’ai l’explication. Ces grottes ont été creusées par la mer et donnent sur la falaise, haute d’une vingtaine de mètres à cet endroit. Je continue de visiter, parfois de grands trous ronds comme des puits m’intriguent, c’étaient des cachettes servant aux faux-sauniers pour le sel. Les cavités se succèdent, nous passons parfois à l’ombre, tantôt un sentier serpente au flanc de la falaise. Ces grottes s’appellent les grottes des Fontaines [lien]. Elles ont été connues depuis très longtemps à travers les âges. Elles ont dû servir aux hommes préhistoriques, elles ont toujours servi de refuge aux hommes traqués : Huguenots pendant la Réforme et les guerres de religion, faux sauniers sous Louis XIII et XIV, brigands sous la Révolution, puis c’est de simples pêcheurs qui y logèrent jusqu’à ce qu’on en fasse un but d’excursions !!!
Pour revenir, un automobiliste charitable m’évite les 10 km à pied.
Ce dimanche matin, je vais voir la mer frapper sur les rochers car elle a l’air méchante. Je ne suis pas trompé et un beau spectacle s’offre à mes yeux. Cet hiver, je l’avais déjà vue mais sous ce soleil d’avril, c’est encore plus beau.
Vraiment, à ce point de vue, l’océan est beaucoup mieux que la Méditerranée. Les rochers de la côte sont inondés et blancs d’écume, les vagues s’y heurtent sans arrêt, au loin perdu au milieu des flots émerge le phare de Cordouan [lien] haut de 70 m qui se trouve à 20 km de toute terre sur son rocher isolé.
Le capitaine a été nommé commandant. En cette occasion, nous avons un dîner de gala : vin blanc et rouge, caneton, nombreux hors d’oeuvre cigare café et pousse café. Le capitaine ou plutôt le commandant Hostein est toujours aussi chic, même après sa maladie.
J’ai été au temple ce matin et j’ai été invité par une dame très aimable à passer l’après-midi chez elle. J’accepte car ça changera un peu mon emploi du temps. Ils habitent une belle villa sur la « conche » (baie) du Chai en face du fort de la Marine, qui protège l’entrée de la Gironde. Ils m’accueillent très bien, le mari est à Paris où il travaille, la femme le fils et la fille sont réfugiés ici dans la villa qui leur appartient.
J’ai visité dimanche dernier un parc que je ne connaissais pas. Il est très discret avec son jeu de boules, sa buvette et son jeu de pelote basque qui est assez apprécié. C’est là que je vois des joueurs armés du grand gant d’osier bondir devant le « fronton » comme dans « Ramuntcho ». Depuis Pâques, le petit chemin de fer à vapeur circule de nouveau : les machines et les wagons ont fonctionné à l’exposition de 1890 et c’est une curiosité de la ville, aussi nous le prenons souvent car il longe toute la côte !!
Pour Pentecôte, je me suis monté un programme de choix, une excursion assez longue. Je veux aller à la pointe de la Coubre qui est à 18 ou 19 km d’ici en montant vers le Nord. Je pars donc de grand matin vers Saint Palais. Je longe la falaise en bondissant de rochers en rochers. Puis j’arrive à la Grande Côte où je trouve quelques maisons et quelques guinguettes. C’est là que s’arrêtent les falaises et que commencent les hautes dunes pendant une dizaine de kilomètres jusqu’à la pointe de la Coubre. Derrière ces dunes se pressent les pins maritimes qui retiennent un peu le sable mais on voit que la dune envahit petit à petit la terre ferme et les pins qui meurent dressent leurs carcasses en partie ensevelies par les sables.
Je continue à marcher tantôt sur les dunes tantôt sous les pins à l’aspect caractéristique, tous balafrés par de longues incisions d’où s’écoule goutte à goutte la résine dans les pots en terre. La promenade commence à devenir monotone. J’arrive enfin à la pointe où s’élève un phare au-dessus des pins, autour se dressent quelques baraques de pêcheurs misérables, quelques cabines de baigneurs sur la plage. Une carcasse de bateau échoué a un aspect sinistre. Je parcours cette agglomération sous les pins puis je pense au retour. Juste à ce moment, je vois au terminus du chemin de fer forestier des hommes qui se tiennent autour d’une sorte d’automotrice primitive. Je saisis l’occasion et leur demande si ils partent bientôt. Ils me répondent assez aimablement que la « draisine » repart dans une heure et je pourrais remonter avec eux, ça tombe bien et m’évite 10 km de marche. Puis à la Grande Côte, je prends le genre de tramway dont j’ai déjà parlé qui me conduit jusqu’à Royan.
Il y a maintenant de plus nombreuses alertes et nous allons souvent au bois de Pontaillac pour nous abriter. Nous entendons les avions boches tourner au dessus de nous.
Les cours ont fini hier soir et j’attends maintenant les résultats en faisant avec les copains des suppositions sur les moyennes et le classement.
Cette après-midi, à 1h de l’après-midi les résultats sont affichés. Aussitôt, sous les motifs les plus divers, nous quittons l’atelier pour aller les voir ! J’ai 14,30 de moyenne et suis 225ème sur 800 mais le peloton n’est pas si bien et j’ai bien peur de ne pas être « cabot » (caporal) car contrairement à ce que nous avait dit le Ct Hostein, le peloton servira pour nommer les grades. Mais la situation n’est pas bonne à la frontière, les allemands avancent….
Les Allemands sont entrés à Paris déclarée ville ouverte. Les réfugiés affluent à Royan.
Depuis une semaine nous ne faisons plus rien : dans la journée nous allons nous reposer dans le bois de Pontaillac plein de verdure. Ce soir vers minuit, alerte, tous debout, vite les masques et en route pour le bois. A peine sur le chemin, nous entendons le ronronnement des moteurs. Ils ont été vite là !! L’alerte dure, nous entendons des coups de canon du côté du fort de la marine.
L’alerte a duré jusqu’à 1 heure ce matin et nous allons vite nous coucher, le temps de nous endormir, nous sursautons de nouveau au son de 3 clairons mais ce n’est pas pour partir en perm. comme la dernière fois. Nous croyons que c’est pour une nouvelle alerte…. mais non, il paraît que nous nous replions peut-être sur l’Algérie mais il n’y a rien de sûr.
Nous partons de Royan cette après-midi à 1 heure, aussi tout le monde est debout. Le magasin est dévalisé, on fait son paquetage en vitesse, on sabote tout le matériel qu’on ne peut pas emporter, c’est triste d’en être réduit à pareille extrémité. Il paraît que les boches sont à Poitiers. A 1 heure, nous embarquons dans les wagons à bestiaux, ce n’est pas très confortable, nous attendons jusqu’à 7 heures à Saintes. Les voies sont embouteillées de convois hétéroclites.
Le matin nous retrouve à Pons, petite gare à une dizaine de km de Saintes. Toute la journée se passe en arrêt de deux heures dans les petites gares. Des trains hôpitaux nous croisent et nous dépassent.
A 6 h du matin nous traversons le pont sur la Gironde après Bordeaux dont nous repartons dans la soirée. Le transport va plus vite.
Nous passons parfois une journée avec une boîte de singe et une ou deux tasses de chocolat. Nous remontons la vallée de la Garonne. A Toulouse nous passons la nuit.
Nous voici pendant la matinée à Carcassonne, là on nous aiguille sur Perpignan. Nous prenons bien la route de l’Algérie mais à Argelès, le train s’arrête et nous descendons tous.
Pendant le voyage entre Perpignan et Narbonne j’ai admiré la Méditerranée si bleue comparée à l’océan, et si calme sous un soleil éclatant. A Argelès, nous attendons plusieurs heures sur le quai où nous soupons et ce n’est que la nuit venue que nous allons à la recherche de nos cantonnements. Nous passons dans un tas de petites ruelles, obscures à cause de la défense passive, que nous trouvons notre cantonnement : une grange pleine de paille. Nous nous y couchons volontiers après 3 ou 4 nuits dans un wagon.
En nous réveillant, nous nous reconnaissons, nous habitons dans une grange, au-dessus d’une chaiserie dans une petite rue tortueuse du village catalan d’Argelès sur Mer (P-O). La mer est paraît-il à 4 km du village. Je vais la voir aussitôt. En y allant, je remarque les nombreux vergers pleins d’abricots, chargés de fruits. On pourra en manger si le reste manque ! J’arrive sur la plage, le sable n’est pas très fin mais l’eau est bleue jusqu’au bord. Il doit y avoir beaucoup de fond.
Nous sommes tombés dans un vrai pays de cocagne, malheureusement les événements extérieurs sont moins gais. L’Armistice a été signé par le maréchal Pétain hier matin et toutes les troupes de l’air qui se trouvaient dans les Pyrénées Orientales prêtes à embarquer pour l’Afrique du Nord restent là. Nous pouvons manger des abricots à volonté, car avec la débâcle les paysans ne peuvent les embarquer aussi nous nous en donnons. J’ai pris un bain ce matin et j’ai constaté qu’à deux mètres du bord on n’a plus pied, ça se comprend avec les Pyrénées qui ici plongent dans la mer. Les gens d’ici sont très aimables ainsi un jour j’étais allé demander une poêle à un voisin et ils m’ont prêté la poêle et l’huile pour faire les frites, pour peu, ils m’auraient donné les pommes de terre. Ils nous vendent du vin à bon marché.
Il y a quelques jours j’ai réfléchi que les cousins Huguet habitaient dans les Pyrénées Orientales près de Perpignan. D’autre part j’ai entendu parler du village d’Elne, et à ce nom, il m’a semblé que c’était là qu’ils habitaient. Justement un marchand de vin d’Elne se trouvait dans ma rue hier et je lui ai demandé s’il connaissait quelqu’un de ce nom. Il me dit oui, c’est pourquoi ce matin j’ai pris tout mon courage et je suis parti sur la route de Perpignan qui doit me conduire à Elne. J’arrive après 6 ou 7 km de marche à travers une riche plaine. Les cousins sont étonnés mais heureux de me voir. Je passe une bonne journée chez eux en compagnie de Pierre et je reviens heureux.
Je suis allé de nouveau à Elne. J’ai aussi fait une excursion sur les montagnes environnantes. J’ai une belle vue sur la côte où apparaissent dans des baies bien abritées, Collioure, Port-Vendres et Argelès, au nord s’étend la grande plaine du Roussillon parsemée de villages et au nord-ouest le massif imposant du Canigou que j’aimerais bien gravir, il semble tout près mais est à 60 km à vol d’oiseau.
Aujourd’hui je suis allé à Collioure, petit port admirablement situé et protégé par de hautes tours sur les hauteurs avec ses pierres bronzées par le soleil, ses tuiles ocres et le style de ses fortifications, on y sent l’influence mauresque. L’impression est complétée par des aloès aux silhouettes caractéristiques mais les voiles triangulaires multicolores sont bien latines !
Grand-père de Saint-Rémy m’envoie aujourd’hui le nom et l’adresse d’un ancien gendarme qu’il a connu en Algérie. C’est à un petit village à 4 km d’Argelès : Saint-André. J’y vais, le mari est mort mais la femme m’accueille très bien, me fait goûter, boire un verre de bon vin, presque du Banyuls !! Elle a même un lit à m’offrir si je veux y coucher mais je suis obligée de rentrer le soir. Je ne reviens pas les mains vides. J’ai de belles pêches et un litre de vin, malheureusement une mauvaise nouvelle m’attend en arrivant : nous partons demain pour un village à l’intérieur : Arles-sur-Tech ou Amélie.
Le départ est pour aujourd’hui : à 1 heure nous défilons à travers Argelès en guise d’adieu et à 1 heure ½ le train part vers Elne où nous prendrons l’embranchement d’ Arles. Nous voici à Amélie, il commence à pleuvoir, nous descendons tous, le train ne pouvant aller plus loin. Nous laissons nos paquetages et tandis que la deuxième compagnie reste ici, nous, la troisième, partons à pied jusqu’à Arles-sur-Tech à 5 km de là. La pluie se met à tomber sérieusement et nous prenons la rincée tandis qu’un sergent chef blagueur fait péter des coups de revolver qui roulent dans la vallée que nous suivons et sont répercutés par l’écho. A 5 heures du soir nous arrivons à Arles, on nous met d’abord dans un cloître… Mais nous ne restons pas dans le couvent, et sous une pluie battante, partons. Il paraît que nous allons à un château à 1 km d'ici, nous continuons notre route sous la pluie, sortons de la ville et nous trouvons la vallée qui serpente à travers les hautes montagnes. Nous arrivons enfin au dit château, mais en fait c'est une simple villa assez belle et riche. Nous ne couchons d'ailleurs pas au château mais dans le garage, en fait de vie de château !!! Nous couchons sur le ciment qui n'est pas bien souple ni bien chaud !! Enfin nous dormons quand même.
Nous passons notre journée à explorer les environs et à aller chercher nos paquetages à la gare mais ils ne sont pas encore arrivés. Le Tech passe à 500 mètres du château, il coule une eau claire bien pyrénéenne. Le soir comme j'ai mal dormi la nuit dernière, je pars en exploration pour trouver une maison où des paysans voudront bien nous loger. En cours de route je rencontre Baronnet, Dejestret et Hobbe, 3 copains de la chambre 12. Nous continuons la route ensemble et je leur fais part de mon projet. Nous arrivons devant une petite maison d'aspect humble. Ils ne sont pas d'accord avec moi pour aller tenter le coup ! Mais je ne les écoute pas et demande à une personne qui est à la fenêtre si il n'y aurait pas un peu de place pour dormir. On me répond affirmativement et aussitôt, c'est la révolution dans la maison, ces braves gens se mettent en quatre pour nous faire plaisir, c'est émouvant de voir des gens qui comprennent notre situation précaire d'armée en désordre ! Nous couchons dans la remise sur un monceau de sacs et dormons profondément.
Aujourd’hui ces braves gens veulent à toute force nous faire coucher dans une chambre dans un vrai lit, nous sommes éblouis par cette proposition mais refusons de peur de les gêner. C'est un ménage, le mari Michel Saquer qui a été démobilisé parce qu'il est sourd, il y a une fillette qui a douze ans, Mimi. Ce soir, nous couchons dans la remise et rions en pensant à ceux qui couchent au garage.
Aujourd’hui nous sommes bien embarrassés car nos amis nous ont proposé de nouveau de coucher dans la fameuse chambre. Nous sommes obligés d'accepter puisqu'ils insistent tant, en revanche, nous leur proposons de travailler avec eux aux vignes ou de faire ce dont ils auront besoin. Ils acceptent aussi pour commencer nous allons désherber une vigne au flanc de la colline, ce n'est pas bien fatiguant et nous fait passer le temps. A 10 heures, on nous porte un formidable casse-croûte : jambon, saucisson et la bouteille de vin. Et le soir, c'est un plaisir de s'étendre entre des draps propres.
Aujourd’hui la fête est transformée en deuil national.
Nous avons enfin l'autorisation écrite de coucher à Can-Bia (c'est le nom de la ferme où nous sommes). Ce soir, les nominations : je suis caporal, je me doutais bien que je ne serais pas « cabot-chef », enfin on arrose ça tous ensemble.
Nous faisons le battage chez un mas voisin, toujours de Can-Bia, c'est des parents à nos amis. La ferme est tout près du Tech où nous allons souvent nous baigner quoique l'eau soit fraîche. En récompense à notre travail, on nous sert un goûter pire qu'un souper avec des frites et du bon vin. Le père de famille est un brave homme à la figure creusée de rides et barrée d'énormes moustaches, il a un fils prisonnier.
Nous allons avec Dejestret qui, comme moi, est fervent d'escalade à la chute d'un torrent appelé le « Sault de la Maria Balente [lien] ». Ca sera périlleux, en effet les roches sont glissantes et à pic, enfin nous revenons après avoir vaincu ces ennemis naturels.
Aujourd’hui Dimanche, nous allons en promenade avec Michel qui nous raconte de belles histoires sur le pays que nous avons sous les yeux. Certaines histoires de contrebande pendant la guerre de 14-18 sont passionnantes.
Nous sommes heureux surtout qu'on nous parle de permission exceptionnelle !!
Enfin le Gard est parmi les départements où on peut aller en perm, depuis quelques jours, j'ai fait la demande, je pense que ce sera pour demain.
Ce matin aussitôt j'ai la permission en main, je dis adieu à ceux qui restent à Can-Bia et je pars avec Dejestret.
Après avoir passé la nuit dans un parc à Perpignan, je suis arrivé hier à Alès et c'est une grande joie de retrouver la maison après 7 mois d'absence.
Après avoir passé quelques jours un peu partout, la perm se tire et il faut repartir.
Je retrouve Dejestret à la gare et nous partons pour Arles. A Perpignan nous voyons le commandant Hostein qui est démobilisé (il était réserviste) qui regagne sa maison en zone occupée, on voit bien qu'il a de la peine d'être obligé de retourner avec les Boches !! Il nous serre la main à tous.
J'ai retrouvé mes amis bien heureux de me revoir ainsi que Baronnet et Hobbe qui n'ont pas pu aller en perm chez eux.
Avec Dejestret, en nous promenant, nous arrivons à l'entrée des Gorges de la Fou [lien], cette faille au fond de laquelle coule un ruisseau glacé, est vraiment impressionnante. Dejestret ne veut pas venir avec moi qui me déshabille et me mets à nager dans l'eau glacée. Je retrouve bientôt un endroit moins profond et je me mets en route. On ne voit au-dessus de la tête qu'un ruban bleu et on est dominé par la masse imposante des rochers. Je remonte 500 mètres, puis m'arrête car le froid commence à se faire sentir. Je retrouve Dejestret à l'entrée de la vallée étroite qui descend vers le Tech. Les engagés pour la durée de la guerre sont démobilisés, mon copain Colas est parmi eux.
Depuis quelques temps nous voulions avec Dejestret aller au Canigou qui, du haut de ses 2700 et quelques mètres semble nous narguer.
Aujourd’hui, il fait très beau et nous tentons le coup mais nous ne passons pas par les chemins ordinaires, nous suivons le Riufferer qui prend sa source dans le massif du Canigou. Les paysans auxquels nous confions notre projet sourient d'un air sceptique, enfin nous partons par Corsavy, un nid d'aigle à flanc de la montagne. Nous rejoignons la rivière, ensuite et montons à travers les sapins et les fayards contournant de gros blocs charriés par le torrent.
Nous rencontrons parfois des charbonniers espagnols (les Français trouvent ce travail trop dur) qui ne nous comprennent pas. Nous arrivons enfin à la fin de la vallée au pied même du sommet. Des vaches paissent un peu partout dans la montagne et au milieu, nous apercevons une cabane en pierre sèche assez grande d'où sort une fumée bleue. Nous nous approchons car le soir tombe et nous voulons avoir des renseignements sur notre position. Nous y trouvons un berger et avec le patois que nous connaissons (il est Catalan Français) nous arrivons à nous faire comprendre. Il est tout heureux de nous savoir chez les Saquer qu'il connaît très bien. Il nous invite à passer la nuit chez lui, nous ne refusons pas car la nuit sera fraîche. Quelques temps après nous être chauffés au feu de bois, nous nous couchons sous des peaux de mouton. Nous sommes à environ 2000 mètres d'altitude.
Nous nous réveillons au petit jour et nous avons le temps d'admirer un lever de soleil au dessus du brouillard de la vallée. Aussitôt après le petit déjeuner, nous repartons quittant le vieux berger si hospitalier. Maintenant nous montons à pic ou presque, nous rencontrons des vaches accrochées on ne sait comment au flanc de la montagne. La montée est pénible et tous les 50 mètres nous faisons une pause. Nous arrivons enfin sur une crête que nous croyons être pas loin du sommet mais non, encore une fois, là, une grande masse apparaît redoutable, aussi nous nous armons de courage en cassant la croûte. Il fait un vent très frais et je mets mon pullover. La marche continue, de plus en plus périlleuse car il nous faut parfois couper des coulées de rochers roulant où on ne peut plus poser son pied sans causer une avalanche de cailloux jusqu'au fond des vallées. Le silence est impressionnant, les roches nues, pas un brin de verdure, au fond d'un val, une tâche blanche, de la neige !!
Enfin nous arrivons au pied de ce que nous croyons être le sommet, l'espoir de vaincre combat notre fatigue. Un peu d'eau plombée qui suinte du glacier proche et nous repartons.
Il est 10h ½, nous voici à la crête, hélas nous cherchons, en vain, toute trace de repère indiquant le sommet mais, en face de nous, un piton rocheux hardi s'élève, au faîte, une table d'orientation se devine.
Victoire !! Nous y sommes enfin arrivés, nous franchissons la brèche qui nous sépare et après un dernier coup de collier, nous y sommes. Mais il est 11 heures et nous devrions être à Arles ce soir. J'ai bien peur que non !! La dégringolade va plus vite que la montée mais cette fois-ci nous prenons un chemin tracé qui nous facilite doublement la tâche. Nous arrivons bientôt au chalet du Club Alpin où des grimpeurs dînent joyeusement avant l'ultime assaut. Nous en faisons de même en attaquant notre repas froid. Maintenant le chemin est très agréable, nous sommes sur le versant de la Têt où se trouve la ville de Prades. Nous marchons sous les sapins dont les aiguilles sur le sol amortissent nos pas. Vers 4 heures nous remontons pour passer le col qui nous mènera à Batère, petit hameau formé par une bordée de baraques en bois où habitent les quelques mineurs de ces mines de fer à 1700 mètres d'altitude !!
Un funiculaire descend le minerai jusqu'à la gare d' Arles-sur-Tech. Nous le suivons pour rejoindre Can-Bia. Il est 4h½ et le cafetier où nous buvons un coup ne croit pas que nous y arriverons avant la nuit. Il le faudra bien pourtant ! Et on repart. Mes sandales que j'avais imprudemment préférées aux gros souliers à clous n'ont presque plus de semelles, ça devient pénible, heureusement que j'ai de la corne sous les pieds !!
La nuit est tombée mais les lumières d' Arles sont à nos pieds. A 8h½ nous sommes à l'usine électrique d'« ozonisation ». A 9 heures nous arrivons à la maison où nous sommes assaillis de questions posées d'un air sceptique. Nous prenons un air indigné malgré notre fatigue, en disant simplement « vous verrez les photos que nous avons prises » !!
Une drôle de surprise au réveil : je suis de semaine depuis hier. Je vais vite à l'école où est le cantonnement, prévoyant une « tuile ». J'arrive, personne ne s'est aperçu de mon absence, et puis le chef est un brave type quoiqu'il aime un peu trop la dive bouteille, et tout s'arrange.
J'ai terminé ma semaine ce matin et c'est avec un plaisir sans mélange que j'ai laissé mes responsabilités car ce n'a pas été une sinécure avec le sous-off qui change tous les jours et s'en « fout ». Les hommes de corvée sont tous caporal ou caporal-chef, donc je ne peux pas commander. Un lieutenant maniaque me demande des corvées à tort et à travers, enfin je m'en suis tiré sans « dérouiller » (être puni) et je suis content. 40 caporaux-chefs partent pour une escadrille à Marignane, parmi eux, il y a Dejestret, Baronnet, Camoin.
Nous touchons une journée de vivres et partons pour Céret où tout le bataillon 113 est groupé après les nombreuses démobilisations qui ont éclairci ses rangs. Nous partons à pied sous la direction du lieutenant Toutblanc. Il y a 12 km à faire, l'allure est assez vive au départ, se ralentit une fois que nous avons passé Amélie-les Bains. Nous faisons une halte toutes les heures, nous arrivons à Céret et passons le pont élancé du Diable mais nous ne sommes pas rendus et il nous faut aller au château d'Aubigny, à 3 km de Céret. Nous y voici. Il est entouré d'un beau parc qui émerge des vignes. Il s'élève au flanc d'un petit coteau, et est très beau et riche. Nous couchons dans les caves qui sont immenses. Ce château est la propriété de Bardaux qui a gagné une immense fortune en fabriquant le papier à cigarette Job.
Nous ne sommes pas bien installés ici et dormons sur le ciment. Je sors dans les champs des environs et mange des raisins. Ce soir je visite Céret qui n'a rien d'extraordinaire à part son pont sur la Tech.
Cette après-midi à 1 heure, nous partons à la gare avec armes et bagages. Nous partons pour Salon, quittant définitivement les Pyrénées Orientales. Le train part en passant à Elne. J'ai la chance de pouvoir voir la cousine Berthe et de lui dire au revoir. J'ai un peu de regret de quitter ce pays catalan si hospitalier et si aimable, mais à Salon je serai plus près d'Alès.
Après une nuit passée dans notre wagon à bestiaux, je me retrouve ce matin à 5 heures en gare de Miramas, encore dévastée par l'explosion des trains de munitions il y a un mois. Là nous prenons l'embranchement de Salon où nous arrivons à 9 heures. Des camions nous conduisent à la base toute faite en planches, à part l'Ecole de l'Air qui se dresse au bord du terrain, inachevée. Comme d'habitude, il n'y a rien de prévu pour nous recevoir et nous sommes mis dans une baraque au fond du camp où il y a des gens d'un peu toutes les compagnies. La nourriture est mauvaise et peu variée.
Aujourd'hui, les cabots-chefs qui étaient partis pour Marignane aussi, on les a envoyés ici rejoindre les débris des autres bases !!
Ce soir, je pars à Alès avec une fausse permission car à la base, c'est impossible d'en avoir une en règle !
Je prends mon billet 90%. Jusqu'à Miramas, ça va mais après, j'ai des démêlés avec un conducteur « vache » enfin, je paie et j'arrive à Alès au milieu de la nuit. Je dors quelques heures.
Je passe une bonne journée à Alès. Je repars le soir avec mon vélo qui me permettra d'aller jusqu'à Saint Rémy voir mon grand-père. Je passe 2 ou 3 heures à Nîmes.
A 6 heures du matin, arrivée à Miramas où il n'y a pas de train pour salon, aussi je prends mon vélo et sans éclairage, je fonce vers Salon où j'arrive à 7 heures. J'apprends ce matin que je suis affecté à la SMGT (Section des moyens généraux techniques) à la 4ème compagnie.
Je vais bien travailler auprès des avions mais c'est simplement pour les nettoyer. Ici, il y a de beaux « taxis », des Amiots 351.
Je vais à Saint Rémy en vélo en passant par Orgon et Plan d'Orgon. Grand-père est très heureux de me voir. Je passe une bonne journée. Je rentre le soir avant la nuit.
Hier soir, je suis parti pour Alès et aujourd'hui je suis allé faire un tour à Vézé. Ce soir, comme je n'avais pas pris mon vélo, je suis obligé de faire les 12 km de Miramas à Salon à pied, ce n'est pas très intéressant.
Aujourd'hui, les Amiots 353 partent pour Marignane, sûrement qu'on les livre aux Allemands !
Je vais à Saint Rémy passer le dimanche. Je passe par Eyguières et Aigalier, c'est plus court, mais il y a beaucoup plus de côtes.
Aujourd'hui, répétition de la revue de demain en l'honneur de Willemin qui part pour les colonies et quitte l'Armée de l'Air. Il fait mauvais temps et nous restons 4 heures sous la pluie.
Avec Dejestret, nous décidons de visiter les Baux en vélo et d'aller ensuite à Saint Rémy. Nous partons, passons par Eyguières, Mouriès, puis nous attaquons la côte et nous trouvons bientôt dans cette cité morte au glorieux passé. Je l'avais déjà visitée mais je suis heureux de parcourir à nouveau ces rues où chaque rue a son histoire ! Puis nous redescendons sur les Antiques et Saint Rémy. Grand-père est heureux de nous recevoir et nous fait dîner. Nous débouchons une bonne bouteille. Nous repartons le soir après avoir bien visité Glanum et les Antiques.
Nous partons ce matin à Pelissanne, petit village à 4 km de Salon. Nous y allons à pied et le paquetage est lourd. Nous allons former des « batterie ». Ce terme vague nous laisse perplexe. A l'arrivée nous couchons dans un moulin à huile où persiste une vieille odeur caractéristique.
Le capitaine nous explique que nous sommes mis dans des batteries de D.C.A., des canons de 25 cm pour nous camoufler aux yeux des Allemands. Tout cela est bien beau, mais après mon stage à Royan, je ne pensais pas être versé dans une batterie de D.C.A.
Nous mangeons bien ici. Mais nous partons demain… et ce qui est mieux, c'est que nous partons pour Nîmes, à 40 km d'Alès. Je suis aux anges !!
Réveil ce matin à 4h. Nous partons pour la gare avec la batterie qui va au Luc en camion. Là, le train nous amène à Nîmes où nous arrivons à 11 heures. Nous arrivons à la base qui, pendant la guerre a été école de radios. Cette base qui devait être notre école de mécanos il y a un an et où, par caprice du sort nous nous trouvons ce 9 octobre 1940 !!
En sortant de la gare, j'ai aperçu la Tour Magne au-dessus de l'avenue Feuchère et je me suis senti en pays de connaissance. Nous sommes en route pour le camp.
Arrivée au camp, il n'y a que des baraques en bois à part l'école de pilotage, grand bâtiment en ciment armé, style moderne. Cet hiver, il vaut mieux, avec le froid que j'ai eu à Royan dans le grand bâtiment en pierre. Nous nous installons dans la 12. J'ai la chance d'avoir un matelas en laine.
Nous sommes formés en sections et nous faisons la théorie sur les canons de 25 qui étaient servis ici par des artilleurs.
Aujourd'hui, dimanche, je monte à Alès où tout le mode est heureux de me savoir si près.
Cette après-midi, je descends à Nîmes voir la famille Martin. J'irais bien voir Mme Brun mais je ne sais pas son adresse. Il est facile de descendre avec le train jusqu'à Nîmes.
J'apprends que de très graves inondations se sont produites à Arles/s/Tech. Je languis d'avoir des nouvelles de mes amis de là-bas qui m'écrivent de temps en temps.
Nous avons construit une baraque en planche auprès des canons. Elle est bien conditionnée et confortable. Il y a un poêle, mais pour le moment, nous n'avons pas de charbon !!
Je pars en perm 15 jours qu'on nous doit depuis le début de cette année.
Je retrouve les canons et la garde à la 2ème section.
Je vais à Uzès où est Tata Odet et la famille. La route que je fais à vélo est déserte et pendant 15 km, je traverse les bois sans voir un chat. Je descends les Gorges du Gardon très pittoresques. Je passe sur le pont Saint Nicolas [lien] [lien] très ancien, puis Uzès m'apparaît avec son Duché célèbre.
Depuis quelques jours, j'ai l'adresse de Mme Brun et je vais de temps en temps passer une soirée chez elle. J'y vais parfois avant d'aller au cinéma.
Depuis le début de l'hiver, il y a des restrictions sévères : pain, sucre, café, viande. On n'avait pas vu ça depuis la dernière guerre (14-18). A la caserne, nous avons un morceau de viande comme un timbre poste et des rutabagas ou topinambours en pagaille !! Le grand régal, c'est les pommes de terre bouillies !!
Nous avons eu une ou deux fausses alertes ces nuits dernières.
Je suis de garde aujourd'hui, veille de Noël mais nous avons décidé de nous rattraper en faisant un bon réveillon que nous commandons à un restaurant bien approvisionné par le « marché noir ». Et à 11h1/2 ou minuit, nous attaquons les morceaux de dinde dans la cabane, éclairés par la lueur du « plexiglas » genre de verre d'avion qui brûle en faisant une belle lumière. Dehors, la neige tombe depuis hier et le froid est piquant, mais nous avons une provision de bois assez grande pour passer la nuit et les bonnes bouteilles pour nous mettre en forme !
Aujourd'hui, le repas de l'armée est excellent. Il y a aussi de la dinde. Mais la neige s'accumule dehors.
Je passe la journée à Alès bien heureux d'être en famille par ce sale temps.
La neige tombe encore, le chemin près de notre section est comblé ! Un avion qui a voulu atterrir s'est aplati sur le sol, le train fauché. Les « taxis » de l'escadrille de Nîmes sont des Potez 63 bimoteurs triplaces.
Je pars en perm pour prendre ce qui me reste de l'année 1940.
Je ne peux aller voir mon grand-père à Saint Rémy parce que les trains sont bloqués par la neige et les routes obstruées, ça ne s'est jamais vu !!
Aujourd'hui, alerte plus importante que les autres fois. Nous prenons la garde, deux ensemble. C'est qu'il y a des malentendus avec les Allemands. La situation est tendue.
L'alerte est finie.
Les deux Noël, frères les plus chics de la section, sont démobilisés. Il sont de la classe 38.
Il y a une revue avec remise de décorations pour la campagne 39-40. Un de nos sergents, Montel, a la croix de guerre et une belle citation.
Nous avons la visite du général Hutzinger. Il vient sur un bel avion quadrimoteur, très moderne, un Potez 662.
Nous touchons un rappel de la nouvelle paye que nous devrions toucher depuis le 6 octobre. Je touche 2800 francs. Nous arrosons ça à la section !
Je prends mes 10 jours de permission, les premiers de 1941.
Rentrée de perm, toujours la même vie. Restrictions, restrictions, le grand cauchemar des jours présents.
Nous sommes trop de cabots ou cabots-chefs à Nîmes et nous devons être échangés avec d'autres batteries. Je demande Montpellier et Avignon, les plus près d'Alès.
Depuis ma dernière perm, j'ai changé de section et suis à la 3ème. Je suis isolé et m'ennuie car je ne connais pas bien les gars qui y sont.
Demain, nous quittons Nîmes et la 12ème batterie. Je vais à Avignon à la 13ème. Ce soir, je vais dire au revoir à tous les amis qui m'ont bien accueillis ici.
Camoin avec qui j'ai été cet hiver à Nîmes vient avec moi à Avignon.
Nous avons choisi le même endroit exprès. Nous partons à midi avec l'adjudant Bis, un assez chic type. Dejestret et Baronnet ont la veine de rester à Nîmes. C'est avec un peu de regret que je quitte cette batterie où, malgré la discipline qui y régnait, j'ai pu souvent aller à Alès, ou à Uzès ou à Vézé, ne serait-ce parfois que pour quelques heures !
Nous arrivons vers 4 heures à Avignon, où on nous attend avec un camion. Nous traversons le Rhône sur un pont suspendu avec en amont le pont Saint-Bénézet, célèbre. Il paraît que les positions sont loin de la ville et la base est encore plus loin. Le camion monte à travers les villas de Villeneuve-lès-Avignon, le château des Papes nous apparaît dans toute sa masse qui domine la ville.
Mais nous nous éloignons de toute habitation et c'est au milieu de la garrigue que nous avançons maintenant, puis nous prenons un mauvais chemin de charrettes qui nous mène à la section : une baraque en planches pas très bien ajustées, plus loin trois canons. Un adjudant nous accueille. Il a l'air sympathique. Nous allons voir les pièces (qui ne sont pas du même modèle qu'à Nîmes) et à notre étonnement, nous découvrons sous notre promontoire une grande plaine qui s'arrête au pied de la falaise au sommet de laquelle nous sommes perchés. Au milieu de la plaine, le camp d'aviation, au nord le village, appuyé à un long coteau, en face de nous et pour nous faire pendant, une autre falaise, là-bas à 6 ou 7 km, sur laquelle se trouve une autre section.
Ici, la vie n'est pas comme à Nîmes, d'abord on ne prend pas la garde aux canons, donc les nuits seront tranquilles mais on est en permanence sur les positions. Enfin, on a aussi l'avantage de permissions plus nombreuses, un dimanche tous les 15 jours.
Aujourd'hui, je vais à Saint Rémy avec le vélo que j'ai toujours avec moi. Mon grand-père est heureux de me savoir si près de Saint Rémy. Je passe une belle journée et retourne le soir. J'ai pris le temps d'aller au ciné le soir. Je serai de garde dimanche prochain mais en revanche, j'aurai le dimanche de Pentecôte ou peut-être même le dimanche et le lundi !
Nous faisons la théorie sur les canons mais à l'aise car le « juteux chef » est très chic. Il s'appelle Chaise. Le capitaine est venu nous souhaiter la bienvenue.
Une nouvelle extraordinaire révolutionne ce dimanche si paisible : nous partons pour la Syrie, ce qui nous semble extravagant mais les notes sont là et on nous prend les mesures pour nous faire des costumes civils. Ce soir, je demande une perm de la nuit pour aller annoncer la nouvelle à Uzès. Je l'ai et pars aussitôt.
A Uzès la famille est heureuse de me voir mais à l'annonce de mon départ la joie tombe.
Nous quittons la section pour aller à la base où nous resterons jusqu'à notre départ, le soir. Je repars pour Alès. Au moins j'aurais vu mes parents avant de partir. Je fais les 70 km à vélo et prend une rincée. Je réveille tout le monde à la maison et décide de ne repartir que le demain matin.
Je repars d'Alès à 9h du matin avec les Camoin qui vont voir leur fils avant qu'il parte avec moi.
Nous ne sommes pas encore partis, aussi j'obtiens une perm de 24 heures que j'avais posée. Nous descendons à Avignon, mais nous ne pouvons prendre le car pour Alès qui laisse la moitié des voyageurs sur le quai ! Nous prenons un car pour Nîmes mais le train pour Alès est parti depuis une heure. Je vais au ciné.
Nous prenons le train à 5 heures du matin avec Camoin. Nous passons une bonne journée, c'est aujourd'hui la Communion de Liliane et les parents sont venus. Il y a la cérémonie, puis un bon dîner. Nous passons l'après-midi à la Prairie. Je quitte tout le monde avec un peu d'espoir de ne pas partir.
Nous avons embarqué les munitions et les canons ainsi que les moteurs d'avion. Nous recevons aussi des chenillettes. Je me fais sauter l'ongle en chargeant une caisse d'avion. C'est douloureux.
Tous ceux de Nîmes sont de garde (vengeance du juteux !) Moi, avec mon doigt, je n'y suis pas, mais aussi, je n'ai pas pu avoir de perm, ce qui ne m'empêche pas d'aller à Saint Rémy où je tranquillise mon grand-père en espérant que ce n'est qu'une fausse alerte (si je savais ce qui m'attend !)
Je suis de garde à la gare.
Derniers préparatifs, dernières lettres, nous partons demain ! Cette foisci, c'est pour de bon.
Ce soir nous sommes emmenés à la gare et le train s'ébranle à 8h½.
Nous partons ce soir pour la Syrie. Le général Mendigal nous fait l'honneur d'un discours sur la situation actuelle de cette colonie. Il veut nous prouver que les Anglais sont nos ennemis depuis toujours. Le convoi est prêt. La situation en Syrie est précaire.
Le train part ce soir à 19h30. Nous partons en direction de Lyon. Nous sommes tous des engagés qui partons mais nous ne sommes pas volontaires pour la Syrie !! Dans mon compartiment, je suis avec Camoin, Kart et Orande. La nuit tombe et nous nous installons pour dormir dans nos wagons de voyageur 3ème classe. Deux montent dans les porte-bagages et deux sur les banquettes, le roulement du train nous endort vite.
Un arrêt nous réveille à demi : nous sommes à Lyon, il est 3 heures du matin. 10 mn d'arrêt et on repart, j’ai pu envoyer une lettre. Nous voici à la ligne de démarcation à Chalon-sur-Saône. Des officiers allemands parlent avec nos officiers mais ne font pas de difficultés à notre sujet. Sous leurs yeux nous faisons la culture physique, ça me paraît d'un ridicule amusant car « on n'apprend pas aux singes à faire des grimaces » et il aurait été inutile de faire voir notre éducation physique rachitique !!! Nous repartons à 8h. 11 heures, arrivée à Dijon. Nous sommes emmenés au buffet de la gare transformé en cantine allemande. Bon accueil dans ce temple à Hitler, en effet un immense tableau du führer, entouré de grands drapeaux rouges à croix gammée, trône à la place d'honneur. Nous mangeons le plat national allemand nazi dans des plats qui nous serviraient de saladier. Ils sont tous très aimables pour nous, et ça choque cette amabilité commandée après la guerre qui a déchiré notre pays. Parmi les civils et les employés pèse un silence lourd, on sent l'occupation germanique. C'est à voix basse qu'ils nous demandent ce que nous sommes et où nous allons. Certains apprenant que nous sommes destinés à la Syrie s'éloignent.
Passons à Gray à 1 heure de l'après-midi. Nous traverserons donc l'Allemagne et l'Europe orientale pour arriver en Syrie.
La campagne ici n'est que prairies et forêts de chênes ou d'ormeaux. Passage à Vesoul à 3 heures. Arrivée à Belfort à 5 heures. Les civils sont ébahis de nous voir. Nous apprenons que la frontière approche. Ici malgré les efforts des sentinelles, la foule s'amasse en apprenant que nous sommes des soldats français, ils ne savent pas où nous allons !! Ils nous font de grands signes d'amitié, nous jettent des cigarettes ou du chocolat si précieux ici, certains s'approchent, bravant les bourrades des soldats allemands, pour nous parler. C'est réconfortant de voir cet accueil bien français et exubérant. Certains employés qui savent que nous allons contre les Anglais nous disent : « vous savez ce qu'il vous reste à faire… »
Où est l'union de Pétain !!! Le train repart et au départ un groupe d'employés ose crier sous le nez des Allemands « Vive De Gaulle » !!!
Arrivée à la frontière à 7h¼ dans une gare au nom germanisé. Nous sommes maintenant en Alsace et passons aux gares de Dannemarie, Altkirch, aux noms boches maintenant. Arrivée à Mulhouse à 8h¼ du soir. La gare est immense et de style moderne mais on n'y voit pas un chat. Un wagon-cantine vient se ranger juste en face de nous pour que nous puissions manger la bonne soupe. Vraiment il y a chez eux une autre organisation qu'en France.
L'Alsace que nous venons de traverser m'est apparue avec ses blés et ses arbres fruitiers comme un grenier d'abondance.
Nous continuons à rouler mais la nuit arrive et je me couche ainsi que les copains !
Je ne sais où nous avons passé cette nuit, peut-être par Strasbourg et Stuttgart, passé Neuf-Brisach. Enfin après avoir traversé des forêts interminables de sapins tristes et austères, à 8 heures nous nous arrêtons à la gare de Tütlingen où de gracieuses infirmières nous servent un copieux déjeuner composé de café au lait et de tartines beurrées délicieuses. Où sont les restrictions et la faim des nazis mais je ne veux pas faire de jugement prématuré !!
On traverse la Forêt Noire aux grandes étendues couvertes de sapins. On suit des vallées verdoyantes et sinueuses. Nous suivons maintenant la vallée du Danube près de sa source. A 9 heures nous passons près d'un beau château à Sigmaringen. Arrivons à Ulm à 10h½ où sans doute, on va changer de machine. Il pleut.
Toutes les villes que nous traversons sont très propres et toutes bâties sur le même modèle. Augsbourg où nous arrivons vers midi a l'air assez industriel, la soupe nous y est aussitôt servie, soupe très nourrissante dont je n'arrive pas à découvrir la composition !!!
Aux vastes forêts de sapins succède la plaine semée de tourbières. On croise un terrain d'aviation que survolent des Junkers de transport de troupe puis une autostrade rectiligne. Voici un camp de prisonniers auxquels nous parlons.
Munich approche. Nous sommes survolés par des avions allemands, les usines sont très nombreuses, nous remarquons des églises aux clochers en forme de bulbe comme en Russie.
A un arrêt, un prisonnier employé chez des paysans vient nous parler. Il est de la Haute- Loire. Nous lui donnons des cigarettes qui lui font bien plaisir car à part ça il est bien traité.
Nous passons à Rosenheim. Nous croisons maintenant de beaux lacs entourés de sapins. J'aperçois sur la route des gamins qui courent pieds nus (économie de cuir !)
Ici, même dans les quartiers industriels, l'habitation type est la villa assez coquette à un étage, toutes pareilles et disposées régulièrement. A Temserdorf, arrêt, il pleut toujours. Nous passons la frontière autrichienne sans nous en apercevoir. Mais à Salzbourg à 9 heures du soir, on nous apprend que nous y sommes. Aussitôt nous voyons que les gens n'ont pas la même mentalité : ils sont plus aimables en apprenant que nous sommes français. Un train de soldats autrichiens et tchécoslovaques échangent avec nous des cigarettes et des signes d'amitié. Les cigarettes allemandes sont de la paille, il vaut mieux des « troupes » ou des « Gauloises ». Les infirmières nous offrent de la soupe et des cigarettes blondes. Nous pénétrons dans le Tyrol aux belles montagnes pittoresques, aux grandes forêts de sapins. On y sent plus d'originalité, plus de gaîté dans le type des villages. La soirée se passe et nous montons dans une vallée et apercevons des neiges aux plus hauts sommets.
A 5 heures du matin, arrêt à Selzchal, nous montons toujours. Nous apercevons des neiges éternelles pas très loin de nous. Ici il n'y a plus que des prés et des bois. Arrêt à la gare de Karvan. Nous parlons à des prisonniers qui ne se plaignent pas trop et nous racontent la vie qu'ils mènent chez les habitants où ils sont employés mais on ne peut les comparer à ceux qui sont dans les grands camps.
Je vois enfin un vrai tyrolien avec la plume au chapeau et les culottes courtes qu'ils portent même en tenue de travail ce qui prouve que la coutume est vivace dans ce pays de montagnes. Nous passons à Saint-Michaël où on nous fait déjeuner avec une bonne soupe dans un beau buffet de la gare. Tous au long du parcours nous voyons des prisonniers, parlons avec eux, il y en a un de Montpellier.
Nous approchons de la frontière yougoslave. La vallée que nous suivons est toujours aussi belle. Nous croisons de nombreux trains allemands qui reviennent de Grèce ou peut-être de Libye car il y en a de bronzés sur tout le corps. Nous croisons aussi des trains sanitaires pleins…
A 11h½ nous passons à Graz où nous mangeons. La rivière est barrée de nombreuses digues. A Göss nous voyons des mines. Nous pouvons écrire une lettre que nous donnerons à Zagreb. Nous passons à Leipnitz puis à Spielfield-Strass à 5 heures. Nous nous y arrêtons, une autrichienne nous offre des pivoines.
Nous passons la frontière yougoslave. Je remarque des systèmes de défense antitanks qui longent la frontière. Nous passons sous des tunnels à peine déblayés qu'on avait fait sauter pendant la guerre. Tous les habitants, des Bosniens ou des Croates nous prennent pour des Allemands et nous font le salut nazi !!!
Arrêt à Marburg à 6h½ de l'après-midi. Des troupes boches suivent le même itinéraire que nous.
Réveil vers 6 heures ce matin, nous remontons la vallée d'un affluent du Danube. Ici il est presque impossible de lire le nom des gares car c'est écrit dans une écriture spéciale où certains signes sont nouveaux pour moi. Dans les gares nous retrouvons les mêmes troupes allemandes que nous avions déjà rencontrées. Nous sommes passés à Zagreb à 3 heures du matin et il nous a fallu nous lever pour aller manger une pleine assiette de soupe. Nous nous recouchons aussitôt et, comme ce soir j'ai une bonne place sur la banquette rembourrée, je dors comme un loir jusqu'à 6h.
La Yougoslavie ce matin m'apparaît triste et pauvre, ce n'est pas bien pittoresque ces fermes en torchis étalées au milieu de la boue. Tout autour il y a des quantités d'oies, de volailles, de vaches et de chevaux. De temps en temps nous passons à des ponts ou des tunnels sautés où les wagons frôlent de gros madriers. On sent que ici ce n'est pas très propre et ça change de l'Allemagne et de l'Autriche. Les maisons sont pavoisées aux couleurs bleu, blanc et rouge mais pas dans le même sens que pour nous en France. Les gens font toujours des saluts hitlériens
Nous passons à Santa-Capela-Vatina puis arrêt à Slavowsky à 10 heures on nous porte le déjeuner. Nous traversons un drôle de pays. Les ¾ de la terre sont incultes, le reste est planté de blé et de maïs. Les routes sont horribles; de vrais champs de boues mouvantes. Les gamins sont toujours pieds nus, on voit toujours des oies et des chevaux.
Le soleil ne veut pas se montrer ce matin. Nous passons toujours sur des ponts sautés réparés à la hâte. Nous échangeons des cigarettes avec les soldats du train allemand. Dans la campagne nous voyons des cigognes et des porcs à peau noire qui ressemblent plus à des sangliers qu'à nos cochons roses de France.
Arrêt à Vencordi où nous parlons à des Bosniens, arrêt à Sed, arrêt à Metrovica. Nous faisons des échanges avec des paysans qui nous donnent de très bons gâteaux à la crème contre du chocolat et des cigarettes car nous n'avons pas de leur argent. La cuisine leur achète des oeufs. Maintenant la plaine est très bien cultivée surtout du maïs et du blé, des puits à longue perche, caractéristiques de la plaine hongroises, en effet nous traversons ici des territoires autrefois hongrois et qui en ont gardé toutes les caractéristiques : grande propriété qui est louée aux paysans et appartient aux gros propriétaires. Passons à Ruma où se font encore des échanges, les camelots ne manquent pas ici. Voici des plantations qui ressemblent à du tournesol, je ne sais si ça en est.
Nous approchons de Belgrade, des avions nazis nous survolent, un Goeland (Caudron) marqué de la croix gammée nous survole.
Arrêt à Zemen. Les Serbes sont heureux de nous savoir français, les filles sont plus brunes et plus jolies qu'en Allemagne. Le confluent du Danube et de la Save nous apparaît immense comme une mer. Nous mangeons ici une soupe de pommes de terre faite à notre cuisine roulante, c'est le premier repas français que nous mangeons. Il est 9h du soir. Nous passons à Belgrade vers 9h½. La ville est toute illuminée et nous semble intéressante avec ses larges avenues et beaucoup de verdure.
Dans ce trajet, aujourd'hui dimanche, j'ai remarqué que comme en France dans les villages toute la jeunesse va voir passer le train à la gare. J'ai vu aussi de beaux costumes multicolores et pittoresques. Les Serbes ne saluent plus à la nazi !!!
Nous remontons ce matin, un affluent du Danube : la Morava, la vaste plaine n'est plus qu'une vallée. Nous ne pouvons plus lire les noms de gare écrits en serbe. Nous remontons toujours la vallée, elle est très fertile et très cultivée. Il y a du maïs, des haricots, du blé, on retrouve de la vigne et des arbres fruitiers. Certaines maisons sont en terre. Voici encore des marchands de cerises et de croissants. la Yougoslavie est occupée par les soldats bulgares qui échangent des cigarettes avec nous. La Morava roule des eaux boueuses. On voit toujours des ponts sautés qui attestent une lutte désespérée. La monnaie qui a cours ici est le dinar.
La voie ferrée est maintenant à voie unique. A 11 heures nous sommes à Niš où nous mangeons. Nous ne risquons rien des agressions (!!) étant protégés par un cordon de soldats allemands en armes, tendre sollicitude !!
A chaque station nous croisons des trains de soldats qui reviennent de Grèce ou de plus loin.
Deux paysans serbes typiques viennent de s'arrêter en face de nous alors que nous sommes arrêtés dans une station, ils ont des chaussures qui ne sont pas des souliers ni des sandales car elles n'ont pas de forme et une coiffure spéciale en fourrure. Je les prends en photo.
Nous sommes maintenant dans les Balkans et la vallée se resserre mais reste aussi fertile. Dans un des innombrables arrêts du parcours, nous parlons à un allemand en français, il nous explique à sa manière pourquoi ils ont gagné en France, en Yougoslavie. Mais il reconnaît cependant que les Anglais, les Grecs et les Français sont de bons soldats. Il nous dit aussi qu'ils auront vaincu l'Angleterre dans 1 an. Nous avons vu deux buffles attelés à un chariot, ils ont les cornes aplaties sur la nuque et un aspect sauvage, l'attelage est primitif. La route que nous suivons pourtant importante est presque impraticable, certains ponts ont sauté.
Les murs des maisons et les murs de clôture sont bâtis en terre séchée et battue mélangée à de la paille. Le lit de la rivière n'est même pas creusé et pour peu que le cours d'eau grossisse les eaux envahissent les champs malgré les petits murs de terre vite abattus. On voit que ces populations ont une civilisation d'au moins 200 ans en retard sur nous. Nous parlons avec un officier bulgare de l'armée d'occupation. Nous parlons en français d'un peu de tout, il parle très bien notre langue.
Arrivée à Skoplie à 11 heures du soir. La gare est très moderne ce qui étonne dans un pays si arriéré. Nous mangeons de la très bonne soupe accompagnée de vraie bière allemande forte.
Arrêt de plusieurs heures dans une petite gare inconnue. c'est à cause des accidents qui ont eu lieu un peu plus loin sur la ligne, nous commençons à ne pas être très sûrs sur ces lignes qui viennent à peine d'être remises en service.
Là où nous sommes on dirait la pampa : quelques chèvres paissent sur des collines rases, nous cherchons de l'eau propre pour nous laver mais sans succès ; toutes les eaux sont boueuses et jaunâtres. La végétation commence à devenir méridionale : on voit des oliviers, des mûriers sauvages, des arbres fruitiers, surtout des abricotiers.
Nous passons devant le tombeau d'Alexandre. Je ne sais quel Alexandre c'est !!! La vallée du Vardar se rétrécit et passe dans des défilés très étroits et très beaux. Le chemin de fer surplombe les eaux boueuses et s'accote à la falaise impressionnante.
Arrêt dans une gare où nous mangeons des haricots secs préparés par la roulante. A 2 heures et demi, arrêt à 2 kilomètres de la frontière grecque. Les petits marchands des gares précédentes sont toujours là, mais maintenant ils vendent des abricots, des cerises, du vin à 20 dinars le litre soit 20 fr. c'est un peu cher. Il y a aussi des petites tortues et des cireurs de bottes qui pour 2 cigarettes vous font briller les souliers les plus sales.
Les chefs de gare sont affublés de casquettes rouges qui se voient de loin. En Allemagne, on trouvait ça naturel car tout le monde est en uniforme là-bas, mais ici ces uniformes voyants choquent parmi la population misérablement vêtue.
Nous voyons des mausolées de seigneurs serbes au haut de petites collines. On voit des champs plantés de mûriers, il y a aussi des grenadiers, des poiriers, pruniers, figuiers, abricotiers sauvages. Les villages sont toujours aussi arriérés. Les routes sont moins boueuses (parce qu'il pleut moins), on voit de la vigne, parfois des cigognes sur un toit. A 5 heures, nous passons la frontière constituée par de simples barbelés qui ont dû être vite passés par les engins motorisés nazis car nous ne voyons aucune trace de guerre. Les arrêts sont fréquents, nous passons sur des ponts réparés à la va-vite et en nous penchant à la portière, nous voyons l'eau du Vardar au-dessous de nous. Le serbe qui était illisible pour nous n'est rien auprès du grec où nous ne lisons que couic… Nous traversons maintenant une vaste plaine presque déserte à part quelques céréales.
Nous nous réveillons toujours à Salonique comme de juste !! et apprenons que la batterie 12 de Nîmes est arrivée ici ce matin à un jour d'intervalle de nous. Nous retrouvons avec plaisir les copains de notre ancienne batterie : Baronnet, Dejestret et autres. Ils nous apprennent qu'à Belfort ils ont été hués contrairement à nous, d'ailleurs nous comprenons que les vivats qui nous ont été adressés à Belfort n'étaient qu'une confusion. Je vois aussi des Italiens pour la première fois des soldats italiens. Cette nuit nous avons bien dormi, mieux que lorsque le train marchait.
Première sortie en ville aujourd'hui. Salonique n'a pas de cachet particulier, ou du moins la partie que j'ai visitée jusqu'à maintenant qui est comme une vulgaire ville européenne.
Cependant certains vieux quartiers sont pittoresques avec leurs petites rues sales et nauséabondes et les échoppes de Juifs qui rappellent nos grandes villes artisanales du Moyen Age. Les cuirs et les savons ne manquent pas mais il est très difficile de trouver des souvenirs où il n'y ait pas marqué Made in Germany !!!
Maintenant que le vent s'est calmé, nous commençons à suer. Le port est la partie la plus belle de la ville, nous voyons le Théophile Gauthier, grand paquebot français, peutêtre celui qui doit nous emmener. Il y a aussi beaucoup de barques de pêche. Je croise deux prêtres orthodoxes aux grandes barbes blanches, des gitans aux costumes éclatants, des chevaux richement harnachés, certains ont des colliers multicolores, genres de chapelets autour du cou. Je change des francs pour avoir des marks mais ici les choses sont très chères. La mer est très proche mais nous ne pouvons pas seulement y aller.
Réveil à 5 heures. Nous avons changé de voies et approché des quais d'embarquement. les camions sont descendus des wagons ainsi que les munitions qui sont amenées à quai. J'ai vu ce matin des soldats allemands faisant de la gym, ce n'est guère mieux que nous, mais ils ont des maillots uniformes ce qui fait un bel effet !!
C'est dimanche aujourd'hui mais nous ne nous en apercevons pas car nous sommes en plein chargement. Ce matin j'ai parlé avec un pêcheur, c'est un homme peu ordinaire. Il est de race égyptienne et marié à une grecque. Il parle français, italien, anglais, arabe, il a habité à Djibouti et a fait l'autre guerre ici, il se lamente sans arrêt sur les malheurs de la guerre…
J'apprends la déclaration de guerre entre la Russie et l'Allemagne. Je cherche de moins en moins à comprendre la situation européenne qui s'embrouille tous les jours. Un soldat allemand me dit que dans 2 mois, ils auront battu les Russes. Je ne le contredis pas et lui laisse ses espérances un peu trop présomptueuses !! Le bateau qui doit nous amener en Syrie est non pas le beau Théophile Gauthier mais un vulgaire cargo du Havre : le Saint-Didier.
Il est dans le genre de ceux que j'ai vu à Sète. En allant au quai d'embarquement je sens une odeur de marais d'eaux stagnantes qui me rappelle Aigues-Mortes et le Grau du Roi. Hier soir j'ai photographié la ville de Salonique sous le soleil couchant. Aujourd'hui à midi nous avons pris un premier cachet de quinine. Sur les quais on voit de nombreuses traces de bombardement : des poutres tordues, des bâtiments effondrés, des fenêtres sans vitres. la Batterie de Montpellier est arrivée ce matin. Nous embarquons ce soir sur le Saint-Didier.
Nous avons passé une bonne nuit sur le pont quoique le matin, il passe un vent froid dans le port. Nous voyons un torpilleur italien, le yacht royal grec transformé par les allemands en navire hôpital. Il y a aussi au large un gros navire hôpital dont la croix rouge se détache, lumineuse, la nuit, au-dessus de la mer. J'ai pris aujourd'hui mon premier bain de mer mais il m'a fatigué. La batterie 12 qui monte sur un autre bateau : le Oued Yquem qui n'a pas de grue assez forte pour charger ses chenillettes.
Notre embarquement est pratiquement terminé. C'est au tour des batteries de 75 CA d'embarquer. Aujourd'hui menu de choix : frites au cresson. Le yacht royal grec « Ares » a levé l'ancre ce matin. A notre bain quotidien, nous essayons nos ceintures de sauvetage qui promettent de belles perspectives !! Un officier allemand est venu se plaindre de la lenteur de l'embarquement, aussi les artilleurs sont obligés d'en mettre un coup ! Nous partons bientôt, le torpilleur italien est déjà parti.
Nous sommes obligés de nous lever à la pointe du jour pour que les marins ouvrent la cale sur laquelle nous dormons. Le bruit court que nous n' irons pas en Syrie… Les artilleurs chargent leur matériel sans arrêt. Ce soir je parle avec un marin grec qui connaît très bien le français et la plupart des ports français. La conversation est très intéressante. J'essaie mon pied marin sur une barque secouée par les vagues !
Le réveil se fait toujours aussi matin. La chaleur fait des ravages parmi nous, il y a de nombreux malades. A quand mon tour ?? Tous les jours il arrive des trains de soldats français. Ce soir nous couchons sous un ciel d'encre, peu après il pleut et je suis obligé de me protéger sommairement de ma veste ramenée sur la tête. Heureusement ça ne dure pas et je dors bientôt profondément.
L'embarquement se termine. La roulante est montée sur le bateau, nous sommes tout à fait à l'avant et je viens de m'installer sur une autochenille, j'y suis mieux qu'avant. J'ai en dessous de moi une sorte de casier où je mets mes affaires. J'ai sur moi à 30 cm au-dessus de mon ventre un gros mât de charge de 40 cm au moins de diamètre. Je ne risque pas de m'envoler.
Nous sommes bien installés à bord. Cette après-midi en faisant une corvée à travers Salonique, m'a permis de voir une nouvelle partie de la ville. C'est le quartier riche que j'ai vu aujourd'hui, il n'y a que de belles villas sur la côte qui rappellent beaucoup Royan, mais les pavés sont très mauvais et notre camion a les ressorts durs et certaine partie de mon corps s'en ressent. Beaucoup de voiliers grecs sont employés par les Allemands pour le transport de leurs troupes et de leurs munitions
Le réveil en fanfare dont viennent de nous gratifier les artilleurs n'est pas trop à mon goût : il me rappelle trop l'armée !!! A midi nous n'avons pas de vin et rouspétons violemment. Ce soir la sortie est consignée. Nous ne pouvons plus descendre en ville… Changement de programme… 5 hommes de la batterie sont autorisés à sortir. J'en suis, me voilà libre…
Ma promenade m'a permis de sentir que c'est dimanche aujourd'hui et de connaître un peu mieux Salonique et les Grecs. En effet en passant dans une rue, de jeunes gens attablés à un café m'appellent en français et m'invitent à boire avec eux force vin blanc grec qui a un goût spécial !! Nous discutons d'un peu de tout : ils ont toujours espoir en les Anglais malgré leur retraite en Grèce. Ils espèrent que les Russes seront en Grèce dans 15 jours (je crois bien que non !!) Ils ont fait la guerre en Albanie contre les Italiens et me parlent longuement de cette campagne victorieuse. Je les quitte en les remerciant bien.
Je visite de vieilles fortifications qui datent de 1912 et qui dominent la ville. la foule endimanchée qui circule dans les rues est pittoresque. je redescends vers les quais où la foule est plus dense. Les grands cafés et restaurants sont pleins de Grecs et d'Allemands. Certains fraternisent, d'autres au contraire se séparent des envahisseurs le plus possible. Les glaces à la chantilly sont excellentes car elles sont faites avec du bon lait. Des pêcheurs offrent des promenades en mer, un peu comme à Marseille. Bref une bonne journée de passée.
Dès le réveil nous entendons dire que le bateau va partir. En effet grands préparatifs. Recommandations de notre capitaine au sujet du voyage : Il faut garder la ceinture de sauvetage tout le temps, ce n'est pas bien intéressant mais si c'est nécessaire…
8h35 nous avons levé l'ancre et allons nous mettre en rade. Nous sommes en rade en face de Salonique. Nous avons une belle vue générale de la ville.
Ce soir j'ai appris un peu à ramer sur la baleinière du bateau. Nous avons été beaucoup secoués mais je n'ai pas eu le mal de mer, souhaitons que cela continuera. 20h, par cette belle soirée sereine nous avons une vue sur la grande promenade de Salonique toute noire et fourmillante de monde.
Jour mémorable ce matin à 3h30, nous levons l’ancre, cette fois c’est pour de bon et les vibrations des machines nous le prouvent. Nous longeons les côtes de la presqu’île de Chalcidique de très près, ce qui est rassurant.
9 heures Un avion allemand nous croise ; nous sommes obligés de garder les ceintures de sauvetage en permanence. Nous apercevons les montagnes de l’Olympe [lien] couvertes de neige à notre droite. Des marsouins suivent le bateau en faisant des bonds hors de l’eau. Nous faisons route vers le sud, l’eau est d’un bleu merveilleux.
11h30. A l’horizon, apparaissent 3 bateaux de guerre dont nous ne reconnaissons pas la nationalité. Ils sont français mais ne semblent pas vouloir nous escorter comme nous l’espérions.
Nous sortons du golfe de Salonique à 18heures, nous passons entre deux îles assez rapprochées. Ce sont les Scopelos. Je viens de prendre 2 heures de guet que nous prenons à tour de rôle à l’avant et à l’arrière pour signaler les bateaux et les avions en vue, et même les sous-marins !!
Sur les îles que nous avons croisées, j’ai aperçu des petits villages tout blancs à flanc de coteau. Le bateau ne bouge presque pas et j’aime mieux ça !!! car je ne dois pas avoir le pied très marin !!!
Nous longeons depuis hier soir les côtes de la grande île d’Eubée qui fait face à Athènes. Nous la quittons le matin vers 9 heures pour longer l’île d’Andros. Vers 11 heures, nous longeons une nouvelle île.
Toutes ces îles se ressemblent : elles sont presque désertes, seulement quelques villages dans le creux des vallées, presque partout des falaises, quelques phares. Ce matin, j’ai vu des marsouins de toute beauté qui s’en donnaient de sauter hors de l’eau, certains étaient énormes. Des mouettes aussi escortent notre bateau. La mer est d’huile et il y a de la brume au ras de l’eau. Le soleil brille toujours. Depuis 4 heures, nous longeons l’île de Nataka [Ikaria]. Nous allons donc plein est, nous rapprochant de la Turquie. Nous quittons les Cyclades pour entrer dans le Dodécanèse. Il paraît que nous devons faire escale à Rhodes. A 7 heures du soir, nous passons entre l’île de Nataka [Ikaria] et Samos au vin fameux. On voit les côtes turques à l’horizon.
Cette nuit nous avons longé tout une chapelet d’îles, Patmos, Leros, Kos, etc. d’une part et d’autre part la côte turque, parsemée de phares. Ce matin, nous n’avons plus d’îles à l’ouest mais nous longeons de très près la côte turque, très découpée à cet endroit et inhospitalière. Nous devons sans doute approcher de Rhodes. 10 heures nous venons de faire un exercice d’alerte en cas de torpillage. Ce n’est pas très rassurant. Nous longeons toujours les côtes turques, toujours aussi sauvages ! 12 heures arrivons au niveau de l’île de Rhodes dont nous passons à l’est ; elle ressemble à la côte turque, cependant un peu plus loin apparaît un terrain d’aviation. 1 heure 15 La ville de Rhodes apparaît toute blanche ou rose au bord d’une mer d’un bleu merveilleux. L’effet est vraiment très beau. On voit le drapeau italien, une mosquée, un hôpital, une grande forteresse style mauresque. Des minarets. Dans le port, deux ou trois cargos et des hydravions italiens. La ville est bordée par une grande et belle plage dorée, des tours commandant l’entrée du port. Voilà le premier poisson volant que je viens de voir sortir brusquement de l’eau ! J’avais aussi vu ce matin une tortue de mer qui nageait près du bateau.
Nous nous éloignons de l’île de Rhodes ainsi que de la côte avec un vent assez fort dans le dos. Vers 10 heures ce soir, un vent terrible qui évidemment entraîne des vagues en proportion. Aussi, beaucoup ont le mal de mer. Moi, je ne vais pas trop mal.
Cette nuit, nous avons passé à Casteldorizzo où une vedette italienne nous a arrêtés, puis connaissant notre nationalité, ils nous ont vite fait partir car Casteldorizzo venait d’être bombardée !
A 7 heures ½ nous sommes de nouveau près de la côte à hauteur du cap. Nous passons entre ce cap et une île et, 1 ou 2 km plus loin, un avion apparaît au ras de l’eau. Il n’est pas d’un modèle récent et a un objet long fusiforme sous le ventre.
C’est un Anglais !! Il passe à 4 ou 5 mètres du bateau, à hauteur du bastingage. Nous distinguons bien le pilote et le mitrailleur. Nos pièces sont bâchées et nous arborons le drapeau turc au plus haut mât.
Tout d’un coup, l’avion s’éloigne, mais ce n’est que pour revenir sur nous, perpendiculairement au bateau. Il a lâché la torpille qu’il avait sous le ventre ! Elle arrive sur nous en faisant un V qui va en s’élargissant ! Nous passons quelques secondes d’angoisse mais le temps passe et rien ne se produit…
Brusquement, Baoum !! La torpille vient d’éclater sur les rochers de la côte, produisant une colonne d’eau d’une trentaine de mètres, nous avons eu chaud !! Mais nous ne restons pas inactifs et les canons de 25 vite débâchés se mettent en action, leurs détonations m’étonnent car je ne les avais jamais entendus avant. L’avion est entouré de flocons blancs mais il disparaît bientôt derrière une petite île…
Presque tous, nous avons nos ceintures de sauvetage. C’est grâce à une manoeuvre du commandant du bateau que nous avons évité la torpille qui nous a passé très peu à l’arrière. Mais nous pensons tous : « ils vont revenir » !
Nous longeons les côtes turques de très près, elles sont boisées. A 1 heure de l’après-midi éclate de nouveau cette exclamation : « Avion à l’avant ». Aussitôt, la DCA qui n’attend pas comme la première fois, se met en action. L’avion reste à l’écart à cause des canons de 25 et nous visant mal nous manque. 1 h 40 A peine le temps de se remettre de l’émotion que 3 avions sont de nouveau signalés. Nous sommes très énervés, comprenant que nous ne pourrons aller guère plus loin malgré notre DCA. Les avions tournent autour de nous. Les 25 tirent à qui mieux mieux, de toutes les parties du bateau (il y a 5 canons en batterie), les mitrailleurs jumelés 13,2 aussi, mais ce sont les 25 qui sont les plus efficaces. Successivement, les 3 avions lancent leurs torpilles de 3 endroits opposés nous prenant dans un triangle presque mortel…
Une brusque détonation qui fait trembler le bateau, c’est la 75 qui tire. Je ne fais pas attention à ça car je suis occupé à transporter des munitions à notre 25 de l’avant. Les 3 torpilles nous manquent.
Tout d’un coup j’aperçois une fumée blanche à l’arrière d’un appareil, peut-être est-il touché… hélas non, des crépitements dans l’eau m’apprennent qu’il mitraille et je me camoufle vite !!
Ils partent tous les trois indemnes. Nous sommes tous surexcités, certains ont peur et sont comme inconscients. On aurait autant aimé en finir tout de suite… Nous longeons toujours la côte de très près, mais je m’aperçois que le bateau va doucement.
Vers 4 heures 45, nous approchons d’un port, c’est Adalaya. Une vedette turque s’approche de nous et un officier tout vêtu de blanc vient parlementer puis s’en va. Ah, si nous pouvions nous arrêter près de ce port tranquille pour passer la nuit. Mais oui, on s’arrête pour décrasser les machines qui ne fonctionnent pas bien. Enfin, on pourra peut-être respirer un peu… Cependant, s’ils ne nous ont pas eu aujourd’hui, ils nous auront demain, alors… Je me mets à l’aise pour le souper et quitte ma ceinture. 4 heures 50. 4 avions apparaissent de derrière les rochers de la côte. Ils passent au large, dépassent le port, nous sommes dans un port neutre et nous avons droit à 24 heures de répit. Ils ne doivent donc pas nous toucher… Nous n’ouvrons pas le feu sur eux. Nous sommes ancrés et les machines arrêtées…
Malheur !! Voilà qu’ils reviennent par tribord sur nous, tous les quatre en ligne. Nous sommes immobiles et impuissants. Nous ne tirons pas. Ils lâchent leurs torpilles presque ensemble… Les canons ouvrent le feu. Une détonation me surprend, c’est le 75 qui tire. Je mets ma ceinture de sauvetage à la hâte, mon appareil à la ceinture, portefeuille dans une poche, carnet de route dans une autre, en short et nu-tête. Je suis sur le bastingage à bâbord.
La première torpille passe entre la chaîne de l’ancre et le bateau ! A l’avant nous l’avons échappée belle ceux de l’aviation… la torpille continue sa route, par une chance inouïe ne touche ni le cargo turc ancré ni aucune barque. Elle passe entre deux nageurs qui ne l’avaient pas vu venir et va éclater sur le quai…
Une détonation plus forte que les autres, la carcasse du bateau secouée brutalement : « Touchés » !
Des copains plongent et ça grouille au-dessous de moi, tant, que je n’ose pas sauter, de peur d’en assommer un. Le 25 de l’avant tire toujours. Brusquement, une nouvelle détonation, déchirante celle-là, et plus efficace que la première car une colonne de poussières s’élève à l’emplacement de la cheminée, une auto vole en l’air, des gros morceaux de bois volent aussi…et retombent sur les naufragés… L’arrière disparaît sous les flots… Je saute !
Il me semble que je suis resté une éternité sous l’eau. Je m’éloigne en nageant aussi vite que possible car la masse du cargo qui me domine ne me rassure pas bien. Je nage sur le dos, sur le ventre quoique la ceinture me gêne…
Brusquement, en nageant sur le dos, j’aperçois que le bateau penche insensiblement vers moi et je suis dans le prolongement des mâts. Je nage désespérément avec la peur qu’il bascule mais brusquement, la chaîne de l’ancre mouillée à tribord se tend… La chaîne et l’ancre tiennent bon. Le bateau s’immobilise. Je soupire et continue à nager jusqu’à une barque à laquelle je m’accroche. J’y monte dessus. Puis j’aide aux autres à monter. Le colonel en grande tenue arrive près de la barque. Nous le tirons de l’eau. Nous disons bien à la barque de s’approcher mais les Turcs ne veulent pas comprendre. Ils nous expliquent par signes qu’ils ont peur que le bateau explose ! La barque arrive à terre où nous sautons tous avec un plaisir évident…
Nous sommes conduits par des soldats, baïonnette au canon ! dans un entrepôt de farines. Je mets vite tous mes papiers à sécher. Le bateau n’a plus que l’avant qui sort, tout autour flottent des débris, des blessés passent sur des brancards près de nous. Nous allons maintenant dans une caserne ou plutôt dans une cour où on nous enlève les appareils photo et les couteaux. On nous fait manger des olives et du fromage avec du bon pain. Nous allons nous coucher à 11h du soir dans une école après avoir touché une chemise. Comme l’avant du bateau n’est pas encore immergé. J’ai espoir de sauver ma valise et quelques affaires pour m’habiller.
Au réveil, on nous mène dans le beau parc verdoyant où nous avons mangé hier soir. On nous y sert un thé excellent, des olives et du fromage de chèvre. Nous sommes très bien reçus pour le moment.
Le bateau a complètement disparu de la surface des eaux. Il ne me reste donc plus que ce que j’avais en sautant ce qui ne fait pas beaucoup…
Le paysage est très beau : des minarets, de vieux remparts à pic au-dessus de la mer. La mer est très bleue mais ne me tente pas beaucoup pour le moment. Contrairement au reste de la côte, le paysage est bien arrosé par de nombreuses sources. Nous venons de dîner dans un restaurant, beau pour la Turquie, avec un menu choisi : viande en sauce, haricots verts et pastèque rafraîchissante. L’eau est très bonne et nous en buvons beaucoup car c’est la seule boisson que nous voyons sur la table.
Ici il y a beaucoup de calèches qui font office de taxi, comme en France vers 1900. On rencontre encore quelques femmes voilées. Il y a paraît-il 5 morts, des disparus et des blessés qui étaient à l’arrière du bateau. Nous sommes dans une belle baie entourée de montagnes assez hautes. Comme dans le Midi, il y a des citernes dans les maisons.
Même programme qu’hier. Ce matin au jardin, les cigales chantent rappelant le Midi de la France en été. Toujours bon repas à midi, mais ce soir nous ne retournons pas au jardin car nous allons au port voir et chercher des objets sortis du bateau par les Turcs mais je ne retrouve rien à moi car tout ça a subi un triage et le plus précieux manque, saisi par les Turcs !!
Un moment, je vois mon casque colonial sur la tête d’un officier de l’équipage. Je le lui demande et comme il y a mon nom dessus, il me le rend sans difficulté. Nous sommes des curiosités pour les Turcs, on dirait qu’ils n’ont jamais vu d’Européens. « On dit » que dans 4 ou 5 jours nous serions à Ankara (hum)
Ce soir, j’entends pour la première fois la voix du muezzin qui du haut de son minaret, chante la prière du soir, c’est bien typique et oriental.
Les nombreux drapeaux rouges au croissant et à l’étoile blanche nous prouvent à tous moments que nous ne sommes pas en France ! Dans un restaurant, j’ai remarqué le buste de Kemal Atatürk, le fondateur de leur république autoritaire en 1923, pour lequel ils ont tous de l’adoration et l’appellent « le chef éternel ». Il y a aussi une photo d’Ismet Imoun, le successeur de Kemal. Avec ce que j’ai pu voir jusqu’à maintenant les habitants ont l’air primitifs ou ultramodernes. Il y a 2 ou 3 autos dans Antalya, mais ce sont de luxueuses voitures américaines !!
Notre barbe a poussé depuis le naufrage et une équipe de coiffeurs turcs est mobilisée pour nous raser et nous coiffer. Pour aller à la soupe, nous n'étions pas assez en ordre. Aussi, nos officiers nous ont fait faire un défilé impeccable qui a ébahi les Turcs.
Les paroles d'un commandant turc qui est persuadé que nous avons tiré les premiers sur les Anglais me prouvent que malgré les accords du gouvernement avec les Allemands, les Turcs sont bien anglophiles.
Hier soir on nous a distribué des cigarettes turques. On nous soigne bien, les repas sont toujours aussi copieux. J'ai appris que le pain se dit « ekmek » et l'eau « sou », bientôt je vais parler couramment turc ! Le soir nous allons au bain et traversons la ville qui est originale : on y voit d'une part le vieux quartier aux rues étroites avec des étalages qui vont parfois jusqu'au milieu de la rue, un vrai marché persan hétéroclite, surabondance de tout ce qui nous manque en France, depuis le sucre jusqu'au légumes qui foisonnent. C'est très pittoresque et multicolore.
Sans transition, nous passons à la ville moderne aux rues rectilignes à double voie, entre les deux, un canal en ciment où coule une eau très claire avec tout le long des platesbandes gazonnées. Pour la nuit, un éclairage approprié fait valoir les lignes de ce style moderne. De vieux remparts bronzés font contraste avec les maisons blanches. Les habitants mangent comme gourmandise des épis de maïs bouillis !!! Ils ont l'air de trouver ça bon !
Un cargo est dans le port et il charge du blé d'une manière primitive : ce sont de grandes barques qui portent les sacs jusqu'au bateau car celui-ci ne peut pas arriver jusqu'au bord !
En allant me baigner ce soir, j'ai vu pour la première fois des bananiers aux grandes feuilles carrées au bout qui semblent être de papier.
Pour aller au bain, nous passons dans des petites rues où aux fenêtres, derrière les rideaux, on entrevoit 3 ou 4 figures de femmes. C'est peut-être un harem ! Des aviateurs français sont ici avec nous. C'est un Léo 45 qui, parti de Syrie qu'ils laissaient dans une situation désespérée pour la France, ils ont été obligés d'atterrir près d' Antalya à la suite d'une panne à un moteur. Ils ne sont pas anglophiles !!! et disent que les gaullistes se sont montrés féroces pendant cette guerre. Ils nous disent que la défaite de la Syrie est due au manque d'infanterie.
Ce soir, l'attaché militaire à Ankara est venu nous voir. Il nous dit que l'ambassade ne nous oublie pas et qu'on fait des quêtes pour nous habiller. Il nous paie la bière. Nous ne pouvons changer notre argent contre des livres turques ou des kurus, monnaie turque. L'attaché ne nous parle pas de départ. On enterre deux cadavres rejetés par la mer dans la journée.
On nous a donné des cartes postales et je suis heureux d'écrire en France où tout le monde doit être en souci pour moi à la maison.
Il y a eu ce soir une altercation au sujet des femmes que certains regardent avec trop d'insistance selon les Turcs !! Ils poussent la jalousie jusqu'au ridicule !!! L'ambassadeur nous fait ses adieux nous promettant de nous faire envoyer des vêtements.
Les moustiques sont très nombreux ici et il paraît qu'il y a du palud, en effet certains ont des crises de fièvre qui ne durent pas longtemps mais qui sont très violentes.
Tous les matins, nous nous ennuyons, aussi nous discutons sur des sujets plus ou moins baroques ou nous évoquons des souvenirs communs. Ici, les gamins nagent comme des poissons. Il semble qu'ils savent nager en naissant !! Ici les femmes se baignent le matin et les hommes le soir.
Toujours même vie. La confection turque n'est pas fameuse. Je m'en aperçois sur ma chemise qui part sur toutes les coutures !
Ce jour jadis (!?) fête nationale se passe ici comme les autres à part la minute de silence que nous observons à 11h et le speech d'un capitaine qui suit. On nous donne des cigarettes assez régulièrement. Il paraît que l'or ici n'est pas cher.
J'ai vu passer ce matin des dromadaires sur la route près du jardin. Leur allure lente et mesurée me plaît. Ils sont en harmonie avec le paysage. On nous distribue aujourd'hui un journal édité en français à Istanbul dont il porte le nom. Il parle de notre torpillage en détail.
Depuis hier soir, il souffle un vent chaud qui vient de je ne sais où et rend l'atmosphère suffocante. On nous envoie d'Ankara une caisse d'objets de toilette, serviettes et savons. Ce soir, deux d'entre nous ont essayé de sortir pour faire un tour en ville mais ils ont été ramenés par deux « askers » baïonnette au canon. On nous a fait faire une liste de tout ce que nous avions perdu dans le naufrage pour nous les rembourser paraît-il. Je n’y crois pas trop au remboursement.
Aujourd'hui, nous mangeons au dessert du raisin très bon et mûr. Le vent s'est arrêté. Le prêtre musulman a bien une très belle voix mais la nuit je ne l'apprécie pas parce qu'elle fait lugubre dans le silence !
même programme
Le bruit court que nous allons partir d'ici. On nous donne régulièrement un paquet de cigarettes tous les 3 jours ça me suffit.
Triste dimanche. Je joue aux cartes avec fureur…
Un journal du 16 juillet relate notre naufrage. Tout va « très vite » en Turquie.
Je viens de me faire soigner un furoncle qui poussait. L'infirmerie est bien pauvre et les malades ne manquent pas. Beaucoup de bruits courent mais en fin de compte, ils sont tous faux. Nous les appelons des « bouteillons crevées » !!.
Nous avons touché aujourd'hui des calots gris guère élégants. Dans notre batterie, nous les modifions pour qu'ils ressemblent un peu à ceux de la R.A.F. Malheureusement, ça n'a pas bien plu à notre capitaine qui nous demande si nous voulons ressembler à ces « s… » d'Anglais. Il exagère, d'autre part notre calot ainsi retouché ressemble étrangement à ceux des boches !!
Aujourd'hui, un prêtre catholique est arrivé. Nous sommes allés au cimetière où il a fait un long discours en latin pour le repos de l'âme des victimes du naufrage !
Un cimetière turc change de l'aspect coquet et régulier d'un cimetière français. Là, l'herbe envahit partout, les tombes sont éparses comme semées au hasard, parfois avec une simple pierre debout et souvent avec rien.
On y sent le désordre et un peu d'abandon et d'indifférence, cependant les étrangers sont mis à part et leur concession est entourée de hautes murailles ! Ils doivent avoir peur de voir leur terre souillée par des infidèles. Ce cimetière est le seul paysage qui me rappelle les descriptions de P. Loti dans Aziyadé ! On nous rend les couteaux et appareils qu'on nous avait pris dès l'arrivée. Mon appareil ne vaut plus rien.
A midi, grand gala. Nous avons mangé du poulet et ce soir, grande nouvelle, il paraît que nous partons pour Burdur. Même les officiers l'ont dit, ce doit être officiel.
Vers 7 heures du soir, 5 ou 6 autobus de piètre aspect viennent s'aligner devant la grille de l'école. Nous ne pensons jamais tous nous y caser car les carrosseries sont bien primitives. Après une ou deux heures d'attente, les Turcs mettent en pratique leur système qui consiste à nous entasser à l'intérieur du véhicule et, ce qui est plus comique encore, sur l'impériale ! Mais leur science s'arrête lorsqu'il s'agit de Français puisqu'ils sont obligés d'ajouter 2 voitures !!
Nous partons suivis des yeux par la population. Malheureusement, au bout de 3 km, premier incident de route : nous crevons. Aussitôt, les chauffeurs qui ont l'air habitués à ce genre d'exercice se mettent au travail et au bout d'une demi-heure, nous repartons. Cette fois-ci, ce n'est pas long… après un km de route, nouvelle crevaison et nouvelle réparation. Nous arrivons maintenant à l'étape où la chambre à air expire une troisième fois et pour empêcher à l'incident de se reproduire, on nous fait déménager pour aller sur les autres véhicules. J'arrive sur un camion où je respire de la poussière tant et même plus que je ne veux, mais les chauffeurs sont adroits et nous conduisent très bien. En sortant d' Antalya, nous avons d'abord traversé des espaces déserts et des marais insalubres à la forte odeur caractéristique. Nous commençons à croiser des files de charrettes ou d'ânes chargés de paniers en osier qui se dirigent soit d'un côté soit de l'autre, parfois, on les voit s'arrêter près d'une source. Ces genres de caravanes que nous croiserons tout le long du parcours sont caractéristiques au vieil orient. De pauvres auberges que nous croisons le long du chemin ne sont autres que des caravansérails. Dans la plaine déserte au cours de nos nombreux arrêts, nous avons entendu des cris de chacals lugubres dans la nuit. Des lapins surpris par la lumière des phares viennent se jeter presque sous nos roues. Puis, nous avons attaqué les montagnes. En suivant un petit ruisseau, nous sommes arrivés dans des gorges impressionnantes, parfois nous dominons des vides vertigineux. Nous regrettons de ne pas passer par là de jour. Nous attaquons un col aux lacets inouïs : on dirait que la route s'enchevêtre. Les camions marchent toujours bien, heureusement. Je distingue des oliviers le long de la route, il doit y en avoir beaucoup dans cette région assez verdoyante. Je vois un chariot à roues pleines traîné par deux boeufs ce qui rappelle les temps mérovingiens.
Nous traversons ensuite un pays à peu près plat puis nous continuons à monter. Parfois des zones d'air étouffant contrastent avec des bouffées d'air frais. La route est très périlleuse et évidemment non goudronnée. Nous traversons des étendues de terres labourées. Maintenant il fait beaucoup plus froid. Je vois un village primitif composé de huttes demi-sphériques en terre ou boue séchée, parfois avec une ou deux ouvertures servant d'entrée et de cheminée. Nous approchons de Burdur.
Arrivée à Burdur à 5 heures du matin. Comme toujours, des formalités à n'en plus finir. Nous sommes comptés et recomptés 4 ou 5 fois, comme si nous pouvions nous échapper dans un pays pareil ! Avec le jour levant, nous pouvons « admirer » le paysage. Des montagnes absolument dénudées, un peu de verdure dans le village de Burdur, des maisons blanches, des champs de blé, un lac immobile et sur tout cela, un soleil de plomb. Le seul avantage est que la voie ferrée passe ici. On nous fait déjeuner avec un grand plat d'aubergines cuites à l'eau avec du piment qui emporte la bouche. Tout juste si nous avons une cuillère pour manger. Nous puisons tous ensemble au plat comme des chiens. Nous mangerons ici la cuisine des soldats turcs. Où sont les petits plats « maison » où nous changions d'assiette à chaque plat à Antalya !!
Dans la campagne, les paysans dépiquent les céréales. Ils font comme chez nous, mais attellent deux chevaux et montent dessus le rouleau, puis quand ils ont dépiqué, ils poussent la paille au milieu. Nous sommes mieux couchés qu'à Antalya.
Le lit est assez dur malgré tout. Cette nuit, notre capitaine qui est commandant d'armes a obtenu que ce soit des soldats pris parmi nous qui fassent la cuisine, ce sera toujours moins pimenté. Nous pouvons faire des parties de volley-ball car il y a un filet. Les Turcs ont l'air plus sympathiques qu'à Antalya et nous jouons avec eux au volley. J'ai vu de nouveau des chars à roues pleines qui transportaient des gerbes. Les askaris (soldats turcs) nous disent qu'il y a des serpents dans les montagnes. On nous donne 50 kurus. Le kuru est la monnaie turque qui vaut 4 sous environ. La livre turque vaut 100 kurus. Nous pouvons acheter des cigarettes et du thé.
Je parle aujourd’hui avec un turc qui cause très bien français. Le capitaine nous donne espoir pour le rapatriement. Mais avec l'indolence des Turcs, je crains bien de rester encore longtemps ici. J'ai bu un café turc qui est très fort et pas filtré ce qui fait qu'on a ½ tasse de bonne boisson et une demi-tasse de marc. Je mange aussi des pastèques.
Ce matin, éveil à 6h pour aller nous baigner au lac [lien]. Nous faisons 4 km de route poudreuse avant d'y arriver, ce qui est pour nous une mauvaise surprise car à vue d'oeil de la caserne, il semble à 1 km. Enfin, nous pouvons prendre un bon bain dans le lac dont l'eau est parait-il arsenicale. J'ai remarqué en effet qu'elle porte mieux que l'eau ordinaire. Avec ce bain, le dimanche est un peu moins banal que les autres jours.
Nouveau bain avec compétitions. Vers 12heures, un très gros groupe d'oiseaux (peut-être 800 ou 1000) passe dans le ciel. Il parait que ce sont des ibis.
On nous donne des paillasses qui ressemblent à celles que nous avions en France. Nous les bourrons de fourrage.
Nous écoutons tous les jours des causeries sur l'histoire et la géographie. On nous distribue aussi des couvertures.
Nous pouvons écrire chez nous et c'est avec un grand plaisir que nous le faisons.
Hier nous sommes allés au bain l'après-midi c’est mieux que le matin. Nous touchons 50 kurus et je m'arrange pour avoir ½ kilo de raisin par jour que je mange avec du pain pour compléter l'ordinaire.
Les Turcs sont ignorants et orgueilleux de leur pauvre petite armée qu'ils croient invincible alors qu'elle n'est même pas au niveau de la nôtre en 1914. On ne peut pas leur faire comprendre qu'ils n'arrêteront pas les tanks avec de grosses pierres (pour les caler) ou qu'ils ne descendront pas les avions à coups de fusil.
L'attaché naval arrive ce soir
Désillusion… L'attaché naval ne nous porte rien de neuf si ce n'est des paroles encourageantes qui ne nous encouragent guère. Il paraît que nous allons être habillés avec des effets qui viennent de Syrie.
Le capitaine nous paie un régal à l'occasion de sa citation. Il y a du « sarap » (vin) blanc, des brioches, des cigarettes… Ce soir bain...
Des bruits courent que nous allons à Isparta à 40 km d'ici, mais ce n'est qu'un « bouteillon » je crois.
Le matériel est arrivé de Syrie.
On nous donne des souliers et des shorts kaki. Les souliers sont de gros « godillots » très confortables. Les shorts ne sont pas très « short » mais nous les modifions à notre guise.
On nous donne aujourd'hui des gamelles et des bidons, des ceinturons, des quarts. Nous avons maintenant l'allure un peu plus militaire.
De temps en temps, des soldats ont un accès de fièvre qui dure 2 ou 3 jours : la « dingue ». Quand elle persiste après les 3 jours habituels, on les envoie à l'hôpital avec un fiacre.
Il paraît que l'on va nous payer 13 livres turques nous les touchons ce soir, nous allons pouvoir nous payer des fantaisies !
Un soldat, un artilleur vient de mourir, on ne sait trop de quoi. Il était assez âgé et s'était rengagé pour ne pas retourner en zone occupée avec les Boches. Il avait 2 enfants.
Le soir nous allons à l’enterrement c'est très loin. A 1 heure de l'après-midi, nous attendons devant l'hôpital pendant 20 ou 30 minutes. Les hommes peu habitués au soleil tombent comme des mouches tellement ses rayons sont violents. On est obligé d'en porter 6 ou 7 à l'ombre. En allant vers le cimetière, je vois pour la première fois le train qui dessert Burdur. Il me rappelle l'omnibus à 3 wagons d' Alès à Nîmes. Ici comme à Antalya il y a un quartier moderne genre européen avec un beau square verdoyant et le quartier asiatique branlant, sale, sordide. Ce qui est curieux, c'est que la ville possède 10 ou 12 minarets qui s'élancent du groupe verdoyant.
Aujourd'hui, amélioration des déjeuners : au lieu des pâtes et des lentilles, nous avons eu du thé qui est bien meilleur au réveil.
L'aumônier vient nous voir aujourd’hui il porte d'assez bonnes nouvelles mais rien de précis. Il nous a porté des livres. Le « Journal des voyages » revue du siècle dernier. Je peux enfin lire, ce sera une bonne distraction pour moi. Aujourd'hui, j’ai vu un Turc qui saignait du nez prendre son ceinturon et se le serrer autour du cou pour arrêter le saignement.
L'attaché de l'air qui nous rend visite parle en termes très optimistes de notre situation, mais comme il n'a pas donné de dates, je reste sceptique.
Ce soir, nous partons en promenade avec le capitaine et escaladons une des collines rases qui donnent sur le lac. Nous avons une très belle vue sur cette étendue d'eau de 45 kilomètres de long et de 5 ou 6 de large. Nous apercevons aussi Burdur qui fait très bien… vu de loin !!!.
Nous lisons des livres peut-être pas très récents ( !!) mais intéressants. Je viens de voir un spectacle peu banal : un capitaine et un chef courant après un simple soldat pour le mettre en prison pour un motif futile. Je trouve qu'ils auraient quelque chose de plus intéressant et de plus utile à faire pour nous et aussi plus compatibles avec leurs fonctions !!
Ce soir, le capitaine nous emmène « ascensionner » sur une colline sèche et aride d'où nous dominons la ville de Burdur, oasis de verdure au bord du lac. Nous revenons en suivant un joli petit ruisseau bordé de jardins, de vignes, de lin, de maïs. Le ruisseau fait marcher des moulins très pittoresques et aussi une installation primitive de corderie qui s'approvisionne au lin planté tout autour. Cette manufacture miniature est en plein air. Il y a des sources très fraîches.
L'intérieur du village est bien ombragé. Je mange des mûres de ronces et de mûrier. Les maisons sont pauvres et étranges : moitié en bois moitié en torchis. Toutes les femmes se cachent le visage à notre passage. Une caravane de dromadaires termine cette vision d'Orient.
Promenade sur les collines desséchées : on se croirait en plein Sahara.
Hurrah !! Je reçois une carte postale qui vient de Saint-Geniès, la première depuis 3 mois jour pour jour que je suis parti d'Avignon !!! Voilà une provision de joie pour quelques temps !!! Ce qui m’étonne c'est que je n'en ai pas reçu d'Alès.
Tout ce que nous a dit l'attaché de l'air au sujet de notre départ pour un de ces jours est nul…
Aujourd'hui, affluence de lettres, deux d'Alès, une de Saint-Rémy, une de Saint-Geniès. Ici, tout le monde en a reçu et il y a beaucoup de joie sur les visages.
Aujourd'hui, on me paie : 13 livres turques.
On commence les cours d'éducation physique. J'ai deux ans de service. J'ai quelques photos d'avant le naufrage.
C'est samedi et nous apprenons tout à coup que nous avons le droit de sortir en ville par groupes de 4 ou 5 accompagnés par un soldat turc.
En arrivant dans la ville, nous tombons dans un beau quartier qui n'a rien à envier à une ville européenne avec ses jets d'eau et pièces d'eau, ses quelques belles maisons, sa rue rectiligne à double passage. L'Avenue de la gare, un jardin public, plein de verdure, bref la Turquie nouvelle. Nous marchons, croisant des Turcs aux vêtements hétérogènes. Nous voyons, depuis les antiques pantalons bouffants sans forme, recouverts de pièces multicolores, retenus par une sorte de « taillole » jusqu'au complets impeccables en tissus anglais aux épaules largement rembourrées aux plis impeccables des pantalons. Toute cette foule circule sans souci des fiacres qui se fraient un chemin avec peine. Mais nous prenons maintenant des petites rues pour voir la vraie ville. En montant, nous passons au pied d'une mosquée au minaret svelte et fuselé. Le pavé est inégal et bosselé. Des petits ânes passent surchargés, soit de paniers de raisins, soit de fagots de maïs, à tel point qu'on ne voit plus que leurs pattes nerveuses et leurs longues oreilles mobiles !
Nous passons au quartier aux légumes. La petite rue déborde de pastèques, melons, poivrons ou piments rouges, des raisins dorés ou violets, des aubergines, des tomates, des pommes, des pêches, tout cela amoncelé jusqu'au milieu de la rue, parmi cela les cris et éclats de voix étranges pour nous. Puis nous nous rafraîchissons avec une glace de composition primitive ayant un bon goût de crème qui enchante nos palais. Voici une autre mosquée. Cette fois-ci, le minaret est magnifique, ciselé de toutes parts, incrusté de mosaïques qui tranche avec son toit aigu d'un brun terne. Un vrai bijou oriental si ce n'était ridiculisé par des ampoules électriques mal placées !
Les rues sont ombragées par des arbres très verts où grimpent des treilles de raisins presque mûrs qui pendent comme des lanternes vénitiennes. Parfois, devant nous, une vieille femme turque cache son visage flétri, nous épiant des yeux qui seuls apparaissent. A côté de cette Azyadé de Pierre Loti, passent, impudentes, jambes nues, les jeunes filles qui n'ont jamais vu les harems mystérieux et le voile hypocrite. Des paysans descendus des hautes montagnes, chaussés d'une peau de mouton, poussent devant eux leurs bourricots chargés de fruits et de légumes.
Nous voici dans la rue des tailleurs, une suite de cellules minuscules, bourrées de haut en bas d'étoffes multicolores et assis au milieu de ce réduit obscur, impassible, presque indifférent, le marchand vous attend ; pour nous, il a en général un élève des écoles d'Ankara ou d'Istanbul qui écorchent le français car le français est ici une langue classique. Cependant quoique habillé à l'européenne, dès qu'on parle d'affaires, la rouerie et la finesse de l'oriental apparaisse chez ce voisin des Juifs !
Voici les épiceries vrais bazars arabes : les tapis voisinent avec les légumes ou les livres et les cahiers, les boîtes de conserve, les parapluies, les chaussettes, les cigarettes, etc. Dans une rue un procédé primitif pour carder la laine : un fil de fer tendu par un arc en bois de 2 mètres de longueur. On fait vibrer ce fil de fer avec une masse en bois, au milieu de la laine dont les fibres se séparent.
Voici un marchand de poteries faites à la main, mais qui vend aussi des cuillères en bois ornées de dessins, puis un marchand de cordes faites à Burdur même. La mélopée des cireurs de souliers nous fait tourner la tête. Nous voici dans la rue des bouchers et charcutiers, une odeur écoeurante nous prend aussitôt à la gorge. La vue n'est pas épargnée non plus. La viande de bouc ou de chèvre traîne sur le sol souillé de boue et les marchands ne trouvent rien de mieux que d'étaler devant leur « cage » les têtes des animaux tués qui ne manquent pas d'attirer les mouches.
Voici du fil de soie qui brille dans un magasin. Dans une pharmacie un Turc impassible, les jambes croisées sur un divan déguste un café (turc évidemment). Le spectacle n'est pas banal. Ce qui est amusant, c'est que les Turcs nous appellent les « Français- Américains » sans doute parce qu'on dévalise leur bric-à-brac.
Ce soir, il y a une bagarre entre Turcs et Français à la cuisine. Pour se venger le soir après souper, dans la nuit ils rossent un de nous, pas très fort, qui allait chercher de l'eau. Ce n'est pas bien digne d'un pays qui se dit civilisé.
Aujourd’hui nous avons décidé avec Arnou, un camarade, de faire un bon repas, mais ce projet demande une préparation de plusieurs jours. D'abord, il faut posséder les matières premières : vin, gigot, pommes de terre, etc.
Enfin, nous avons réussi à obtenir tout cela contre kurus !! et ce matin, nous nous sommes dirigés vers les foyers primitifs, installés en plein air par certains d'entre nous. Le premier problème est celui du bois. Nous parvenons, après un déploiement d'éloquence à exciter la sympathie du cuistot qui nous cède quelques bûches (emportées vers le feu dans le plus grand secret). Il consent aussi, moyennant une petite rétribution à faire cuire notre rôti. Il ne manque plus qu'à faire les frites et l'omelette c’est déjà beaucoup pour nous, novices dans l'art culinaire. Enfin, nous y arrivons et, ma foi, le résultat n'est pas trop mauvais. Nous nous mettons à table (sur le gazon), l'omelette et les frites sont excellentes mais le rôti est dur, mais dur…
Au fond, cela ne nous étonne pas, d'abord parce que c'est du bouc, puis ici les animaux se promènent dans les champs pour ne manger que de la paille ou … des pierres ! Il n'y a rien d'autre ! Des fruits : raisins, pêches, pommes terminent le régal avec un « çay » (thé).
J'envoie des lettres par la poste turque, peut-être iront-elles plus vite. Je sors pour faire des courses des copains. Nous passons la rue des savetiers où les petits marteaux tapent sans arrêt. Il y a là de jolies babouches vernies.
Nous passons aussi dans la rue des chaudronniers où le vacarme nous casse les oreilles. Ici, les ouvriers ne travaillent que le cuivre mais dans cet art, ils atteignent une perfection presque égale à celle des Algériens ou Marocains. Les marmites s'alignent brillantes, en beau cuivre rouge, légèrement gaufrées par les coups de marteau qui ont entièrement façonné la vague plaque de cuivre origine de tous ces récipients. Voici maintenant les forgerons aux tabliers de cuir tels des lucifers dans leur antre tour à tour illuminé par les flammes de leurs forges primitives.
Nous ressortons ce soir, je signale un tanneur qui façonne primitivement une peau de boeuf avec ses pieds ! J'ai vu maintenant comment ils fabriquent les briques en terre qui leur servent à construire leurs maisons : ils mouillent de la terre qu'ils pétrissent avec de la paille hachée et des débris de fourrage, en y marchant et piétinant. J'ai mangé aussi une sorte de galette qui est leur seule nourriture pendant les 40 jours du Ramadan. Ce soir je vois aussi une longue caravane qui suit la route entre les collines. Ce tableau est très caractéristique.
Ici les officiers turcs ne punissent pas les soldats turcs de prison, ils leur administre des taloches, gifles, coups de poing, etc. C'est pourquoi ils se targuent d'avoir une discipline inégalée dans aucune autre armée. Je comprends qu'on leur laisse cette primauté peu enviable car elle met les hommes aussi bas que les animaux (et encore, en France, il y a la loi Grammont !)
Je fais une partie de football entière de 90 minutes ce qui ne m'était jamais arrivé. Nous attendions le départ pour Isparta où nous serons paraît-il mieux qu'ici pour ce soir mais il n'a pas lieu.
Après 8 heures où nous devions partir, 12 heures où ça semblait indiscutable, nous sommes encore là…à 6 heures. Au rapport, on nous dit que c'est pour demain entre 10 et 12 heures. Nous nous couchons de bonne humeur quoique ce petit départ n'annonce pas le grand.
Ce matin, grand départ : les Turcs ont rassemblé tout ce qu'ils ont pu de « voitures hippomobiles » (comme les appelle pompeusement notre capitaine) où on a chargé les paillasses et les sacs à paquetage.
L'une d'entre elles qui était trop chargée, se renverse au milieu de la cour en prenant un tournant trop vite, provoquant les rires. Nous partons de la caserne où je jette un dernier regard avant de partir.
Nous traversons la ville en un défilé assez correct. Nous prenons à notre grand étonnement des wagons de voyageurs. Après Burdur, nous longeons pendant une quinzaine de kilomètres le lac. Nous voyons des troupeaux de chameaux et beaucoup de troupeaux de chèvres.
A Baladiz, nous changeons de train. Le contraste est frappant entre les Turcs habillés à l'européenne et ceux habillés à la Turque.
Nous nous arrêtons maintenant à Bozanonü, puis nous longeons une vaste plaine. Près de la voie, des vignes, au loin, une tache de verdure au pied de montagnes assez hautes. Nous y sommes bientôt : c'est Isparta.
Nous voici arrivés. Nous remontons une longue avenue moderne au milieu d'une foule de curieux. A droite voici un stade très moderne. La ville qui est en partie cachée dans un creux ne laisse voir pour le moment que 2 ou 3 minarets. Elle est beaucoup plus verdoyante que Burdur.
Le cantonnement semble neuf, les lits sont des planches comme à Burdur, mais ils sont retenus par une armature métallique, ça semble plus propre qu'à Burdur. Il y a une grande cour, de l'eau à volonté. Le village est sur le bord d'une grande cuvette entourée de hautes montagnes de plus de 2000 mètres.
Nous sommes mieux ici qu'à Burdur. Nous aurons un réfectoire. Tout le reste du détachement qui était parti avec un jour de retard sur nous est arrivé ce soir. L'eau est glacée ici.
Je commence avec un camarade à faire une installation électrique pour un réfectoire. Nous aurons vraiment tout le confort moderne quand les projets seront réalisés. Il paraît qu'Isparta est une station de sports d'hiver, tout cela ne promet pas beaucoup de chaleur cet hiver.
Ce samedi, nous pouvons sortir de 2 à 4 heures, donc à 2 heures nous sommes près de la grille. (Nous sortons donc sans beaucoup de difficultés) Nous sortons donc accompagnés par des askers à raison de 5 Français pour un Turc.
Nous traversons d'abord le quartier européanisé : de belles avenues cimentées, un parc, une école primaire où entrent des élèves sous le même uniforme et surtout la même casquette entourée d'un liseré jaunes. Les filles ont toutes le tablier noir et le col blanc. Nous passons devant le « vilayet » qui équivaut à notre préfecture en France, vaste bâtiment cubique d'inspiration soviétique ou germanique qui se trouve dépaysé auprès des mosquées. Puis nous entrons dans la vieille ville aussi pittoresque que Burdur. Les magasins sont un peu plus garnis qu’à Burdur. Le village est légèrement plus grand. Nous passons devant un fabricant de tapis grossiers en laine brute. Certains semblent un peu mieux avec des dessins primitifs. Nous passons dans la rue des cordonniers. Là, les artisans fourmillent. Il y en a parfois 4 ou 5 dans des échoppes de 5 mètres de côté. Au moment où nous passons devant une mosquée, je vois 2 ou 3 soldats français en train de se déchausser au seuil de cet édifice. Je me précipite sur l'occasion et les rejoins. Ils me disent de me déchausser aussi si je veux visiter et, malgré mes pieds d'une propreté douteuse, je pénètre dans cet édifice religieux où on peut garder le chapeau mais où il faut être pieds nus.
C'est une grande voûte crépie et peinte de nombreux signes arabes extraits du Coran. A la clef de la voûte est dessinée une rosace et toujours des signes arabes. Le sol est couvert partout de tapis moelleux. Les fenêtres n'ont pas de vitraux. La mosquée est orientée vers la Mecque. D'après quelques renseignements que j'ai pu avoir auparavant, je peux avoir l'explication de l'usage de chaque objet : sur le mur du côté de la Mecque se trouve une alcôve ou plutôt une niche qui indique la direction de cette ville. C'est le « Mihrab ». A côté de cette niche se trouve une chaire surélevée avec un escalier pour y monter, le tout est en bois. C'est là que le prêtre (ou « imam » fait ses prières ainsi c’est lui qui est le plus rapproché de la Mecque ! à côté se trouve une sorte de choeur surélevé recouvert d’un petit toit pointu en miniature quelques marches d’escalier y mènent mais les ouvertures en sont bouchées par des tapis et par une sorte d’enseigne où sont aussi écrites des lettres arabes à la fenêtre de droite sur l’entablement se trouve le Coran ou plutôt une copie) prononce l'allocution du vendredi ça s'appelle le « Minbar ». Voici un exemple des inscriptions de la mosquée qui signifie : il n'y a d'autre dieu qu'Allah.
Voici sur la fenêtre à droite du Minbar le Coran, livre sacré, base de la religion musulmane dont l'original se trouve à la Mecque. Il est écrit sur du papier épais mais d'un beau vernis. Devant le mur de gauche, un tabouret assez haut. Il paraît que c'est là que le prêtre ou Imam fait ses prières. Sur le même mur dans un coin, une photo de Sainte-Sophie à Istanbul qui est considérée comme la plus grande du monde. Pour éclairer tout cela la nuit, une suspension en verreries, jolie mais dont la poussière n'a pas été enlevée depuis plusieurs années au moins.
Mais voilà un homme de haute stature qui s'approche de nous. Son large sourire nous rassure sur ses intentions. Il a la figure avenante, des yeux brillants et intelligents. Ses dents blanches bien alignées ressortent au milieu de sa barbe d'ébène bien soignée. Il nous parle, hélas, nous n'en saisissons que quelques bribes. Il est coiffé d'un turban blanc qui lui ceint la tête, laissant apparaître une calotte noire. Il est habillé d'un grand manteau qui lui descend jusqu'aux talons, de couleur brune presque noire, et au col s'étale un vaste revers vert dont les pointes descendent sur le haut de la poitrine. C'est lui qui nous fait voir le coran et nous explique sans que nous le comprenions très bien les principes de sa religion et les inscriptions qui se trouvent sur le mur de la mosquée.
Au moment de sortir de la mosquée, nous lui demandons de visiter le minaret, cette tour élancée qui caractérise les édifices religieux islamiques. Il accepte et nous voilà dans un minuscule escalier en spirale qui monte, monte interminablement.
Enfin nous arrivons au grand air sur l'étroite terrasse circulaire suspendue sur le vide d'où l' « Iman » appelle les croyants à la prière du matin et du soir. De là, le spectacle est magnifique. On peut admirer toute la ville d'Isparta au milieu de la verdure. On peut parcourir l'horizon limité par de hautes montagnes (dénudées). A nos pieds, les Turcs commencent à regarder en haut et ne semblent pas contents, et nous redescendons de peur de scandale. J'ai compté les marches : il y en a 80 placées en colimaçon dans le long tube que forme ce minaret. Nous sortons enchantés de cette visite documentaire unique. Depuis, j'ai pu avoir quelques versets du Coran traduits en français dont voici quelques passages qui rappelle la Bible :
"Alors il y aura les hommes de la droite
Ceux qui seront les plus rapprochés de Dieu
Ils habiteront un jardin de délices
Se reposant sur des sièges d'or et de pierreries
……
Et les hommes de la gauche, oh les hommes de la gauche
Seront au milieu d'un vent pestilentiel et d'eaux bouillantes
Dans l'ombre d'une fumée noire
Vous hommes plongés dans l'erreur, vous hommes qui ne croyez point
Vous boirez de l'eau bouillante
Comme boit un chameau altéré de sang"
Koran (Sourate 86, versets 8.56)
Mais celui-ci ne s'inspire pas de la Bible :
"Lorsque vous rencontrerez des infidèles
Eh bien, tuez-les au point d'en faire
Le plus grand carnage et serrez fort les entraves"
Koran (Sourate 47, versets 4-7)
Ce soir, il paraît que nous allons en promenade. Nous sortons d'abord de la ville dans une rue où nous entendons une petite usine qui travaille. Nous voici à travers de belles terres rouges uniques ombragées par de grands arbres. Je remarque beaucoup de noyers, un châtaigner, des peupliers. Sous ces arbres, il y a des jardins ou des vignes assez bien travaillées, par endroit on voit des vignes sauvages qui grimpent aux arbres. Nous arrivons près du large lit de la rivière : c'est une vaste étendue de galets plus ou moins gros à travers laquelle circule un mince filet d'eau, ce qui me fait penser aussitôt au Gardon en plein été quand il se perd au milieu des gravats. Nous continuons à monter, les arbres disparaissent, remplacés par de maigres vignes accrochées au coteau. Puis les vignes cessent, la montée se fait raide, l'herbe est maigre. Après plus d'une heure de montée, nous arrivons au sommet : entassement de gros rochers qui bravent encore les attaques du vent et de la pluie. Cette montagne surplombe directement Isparta à tel point qu' une photo pourrait servir de carte d'état-major ! Le lit de la rivière, bien limité dans la traversée de la ville, paraît se perdre dans la plaine. En face de nous, un des sommets les plus hauts de la région avec 2500 mètres. Nous nous trouvons à environ 1800 m, soit 800 m au-dessus d'Isparta.
Au loin vers le nord, un sommet de 3000 m, derrière nous, une montagne de 2000 m environ et entre elle et nous, une vallée longue et étroite ou les quelques maisons nous semblent minuscules. La vaste plaine par où nous sommes venus est rayée par les traits rectilignes du chemin de fer et de la route. Au N-E, un morceau du lac d'Egridir (en partie caché) qui, paraît-il est très beau. A l'ouest, le lac de Burdur. Notre retour se fait sans histoires.
Aujourd'hui, je travaille à la cuisine ce qui me permet de casser la croûte avec un beefsteak, un régal que je ne m'étais pas payé depuis longtemps.
En ce dimanche, il y a un match de football acharné entre les français, puis un autre mais d'entraînement avec les Turcs qui jouent bien (ça fait passer l’aprèsmidi. Le terrain de sport commence à prendre tournure).
vers 10 h du matin le soleil disparaît et une bourrasque mêlée de pluie et de vent s’abat sur nous, heureusement qu’il n’y a pas trop de gouttières ici !!
Nous finissons notre installation électrique. Le capitaine turc donne un poste à réparer à un camarade, aussi, le soir nous avons pu entendre très distinctement Radio-Nîmes. Je suis très heureux d'être transporté quelques instants presque à Alès ! (la TSF est vraiment une belle invention.) J'entends aussi des airs français connus… (Alibert et autres !)
Ce matin, branle-bas : l'attaché militaire doit venir nous voir et il faut que tout soit impeccable (pour la visite du fameux « colon »). C'est celui qui était venu à Antalya. A 9h il nous parle, nous expliquant, après trois mois d’incertitude, comment se sont déroulés les événements diplomatiques. Le gouvernement français a fait 3 demandes au gouvernement turc : à la première, celui-ci n’a pas répondu, à la deuxième, même silence, cependant à ce moment-là, ils ont demandé l’avis des Anglais car cela permettrait notre rapatriement à condition que nous leur rendions des marins et des aviateurs internés en Afrique du Nord, notre gouvernement considérant que cette affaire ne regardait pas la Turquie et nous, ne voulant pas non plus contrarier les Allemands (il ne fallait pas penser à libérer les Anglais), n’a pas répondu à cette demande. La troisième demande a été faite en termes très sévères mais les Turcs n’ont pas encore répondu, aussi on peut espérer un arrangement, mais il y a très peu de chances pour nous. Il nous parle aussi (de notre installation ici) du supplément de couvertures (confection de vêtements chauds de drap) que les Turcs nous vendent généreusement 210.000 francs pour 230 couvertures. Il nous parle de la correspondance à se faire adresser par la Suisse.
(Enfin à midi j’ai la chance de recevoir deux lettres une de Mado une de Grand mère, très intéressantes. J’aurais bien voulu répondre aussitôt mais l’attaché repartant tout de suite ne me permet que d’écrire quelques mots sans pouvoir achever la lettre. Je suis en colère.)
Aujourd’hui (quoique je ne sois pas bien riche) je sors en ville où je ne vois rien de neuf. J’achète une grenade et quelques cartes postales très laides (nous passons devant la prison civile où un soldat Turc muni du casque, c’est la première fois que je vois un casque turc, il ressemble beaucoup au français de 1914. Nous pouvons enfin écrire une longue lettre aujourd’hui). Tous les soirs, je lis à la bibliothèque (où je suis plus tranquille pour cette occupation).
Je suis allé faire un tour au stade que nous installons ici, il sera complet avec pistes terrain de foot volley et Basket ball sautoir etc. etc. Quoique nous soyons au milieu d’octobre nous mangeons encore de bons raisins.
Le stade que nous construisons est en bonne voie. Nous recevons des vestes et des pantalons de drap de cavalerie (et des couvertures envoyées depuis plus de 15 jours en même temps nous apprenons que des marins doivent nous rejoindre ici.) fameuses couvertures annoncées par l’attaché. Il y a aussi des poêles (mais je ne sais pas s’ils sont pour nous). Tout cela ne promet pas un départ prochain. Un journal de notre camp a été édité (le premier numero a paru ce matin). Il est très intéressant et parle de la vie ici. Un de nos sous-off (Moro) est un merveilleux caricaturiste (des plaisanteries des causeries plus sérieuses : politiques, littéraires, gastronomiques). Le journal s’appelle l’Ispartiate (et il est hebdomadaire).
Ce dimanche (après midi) est vraiment un jour à émotions : d’abord, je vois devant moi un cheval qui prends le mors aux dents et traîne la charrette au grand galop dans un chemin pierreux. Les 5 malheureux turcs qui sont là-dedans ne savent que faire et la frayeur les gagnant, ils sautent les uns après les autres de la voiture lancée à fond de train. Evidemment, ce n’est pas sans mal qu’ils prennent contact avec le sol ! Ils se relèvent ou on les relève, plus ou moins contusionnés ! La charrette continue à une vitesse foudroyante et disparaît à un tournant (avec un dernier asker désespérément cramponné au fond du véhicule. Je ne les ai pas vus revenir !!.) dans un nuage de poussière. Je n’en ai plus eu de nouvelles.
Mais ce doit être un vent de folie (et de mauvais sort) qui circule aujourd’hui car un incendie se déclare peu après au mess des officiers !! Aussitôt, les pompiers d’Isparta dont l’équipement moderne nous étonne, arrivent. L’incendie est éteint. Mais le vent en question continue puisque pendant la partie de football qui se déroule en même temps que l’incendie, deux joueurs adverses exaspérés en viennent aux mains et se tapent sur la figure, on les met sur la touche. Mais ce n’est pas fini, ce soir c’est l’apogée. Après la soupe, une sorte d’orchestre s’organise avec quelques harmonicas, des plats comme grosses caisses et des couvercles comme cymbales, les soldats se mettent à danser (entre eux sur des airs modernes) cependant que dans un coin, certains complotent et s’accoutrent de façon bizarre. Le mystère est enfin dévoilé. Il va y avoir un défilé et un bal masqué, demi-heure après nous admirons des merveilles d’ingéniosité car on est arrivé à faire quelque chose avec rien : on voit un bossu, une grosse femme, un scaphandrier - qui va repêcher le St Didier -, un radjah et son épouse largement enturbannés, une mère de famille poussant son bébé dans une poussette - c’est une brouette -, un géant, un qui marche sans aucune difficulté la tête en bas. En tête du défilé, voici le drapeau de l’arbitre de touche, porté solennellement. Le défilé fait fureur chez les officiers et chez les Turcs qui n’avaient jamais vu ça. Mais le joueur d’harmonica est infatigable et le bal continue très tard dans la nuit.
Ce matin nous avons mangé des châtaignes bouillies elles sont moins bonnes qu’en France.
Ce matin, la montagne en face de notre cantonnement est pleine de neige (recouverte d’une calotte blanche et son sommet conique isolé rappelle vaguement le Fuji-yama). Il fait un vent très froid. (Un camion chargé de vêtements de toutes sortes est arrivé il y a quelques jours mais les marins qui devaient arriver le même soir ne sont pas encore là)
On nous a distribué aujourd’hui de vieilles vareuses de… la Légion étrangère ! Nous aurons bien passé par toutes les armes ! (On aura tout vu !)
Aujourd’hui je fais bouillir mon linge dans un bidon de « benzin » défoncé (et sur un feu de fortune) c’était nécessaire à cause de certains habitants indésirables ! (la matinée s’est passée plus vite et le soir une partie de volley a terminé la journée. Pour mon linge j’avais mélangé un oreiller et un mouchoir blanc avec des culottes Kaki celles ci ont déteint et donné une drôle de couleur au reste !!) Les livres turques et les kurus s’épuisent, et on ne nous paie pas. Une exposition de peintures et de dessins d’amateurs faits par les internés obtient un vif succès.
ce soir il y a promenade en montagne. Nous remontons une merveilleuse vallée où les ors et les vieux bronzes (mille teintes de l’automne) se marient heureusement au fond sombre des hautes montagnes. Nous suivons un chemin creux bien frais, ombragé comme certains paysages de France. Nous voilà devant un pittoresque moulin à eau actionné par de grandes roues à aubes puis nous passons sur un vieux pont en dos d’âne qui franchit le torrent presque sec. Le chemin continue. Je mange des cornies ou cornouilles qu’on trouve couramment dans le midi de la France. Ici des aubépines, là des chênes, des noyers et des châtaigniers. Nous montons toujours, atteignons des vignes étagées. Voici une route, sans doute nationale (qui doit nous mener au col que nous voulons atteindre) car il y a moins de pierres roulantes que sur les autres et on a fait des ponts pour le passage de l’eau ! Maintenant, il n’y a plus de végétation si ce n’est quelques herbes sèches (broussailles où de maigres chèvres cherchent leur nourriture). C’est quand même mieux qu’à Burdur où il n’y avait rien du tout ! (la fameuse route nationale évidemment sans goudron - nous ne sommes pas en France - monte assez mais a un profil régulier cependant les virages ne sont pas bien relevés !!!) De gros perdreaux s’envolent de ci, de là, sans être bien effrayés. Il ne doit pas y avoir beaucoup de chasseurs par ici. Nous franchissons le col et redescendons rapidement (nous nous retrouvons en bas juste à l’heure de la soupe avec bon appétit). En ville, les Turcs sont en fête car c’est la fin du Ramadan.
RAS à part un match de football qui nous dérouille les jambes.
Cet après-midi, grand match de volley-ball entre nous et la 253. Il y a beaucoup de public car l’autre batterie croyant gagner a fait beaucoup de réclame. Le match est acharné mais nous les écrasons tout de même quoique notre équipe ne soit pas dans sa formation habituelle. (hier) Je me suis fait couper les cheveux très courts : à 2 cm, aussi j’ai un drôle d’air (comme ça mais ça fait plus propre.)
Notre batterie est de corvée et il y a des cris et des grincements de dents car nous n'avons que 10 simples soldats qui sont obligés de faire le travail (dans la batterie les caporaux et caporaux chefs ne font plus de corvée avant ils les faisaient et se faisaient ficher d’eux par ceux des autres batteries qui eux ne les faisaient pas, et passaient pour des poires aux yeux des 2ème classe).
on doit nous payer depuis plusieurs jours mais c’est en vain que nous attendons les livres cependant il semble que ce sera pour ce soir en effet on en paie une dizaine mais c’est tout.
Il se met à pleuvoir vers midi et on ne nous paie pas.
Aujourd'hui, c'est la fête de le République Turque. Vers 9h du matin, nous avons l'autorisation de sortir et nous allons voir les rues qui fourmillent de personnes endimanchées qui vont et viennent. Il va même y avoir un défilé. Partout, des drapeaux turcs, des arcs de triomphe. Tout le monde est en liesse et l'avenue de la gare toute cimentée est aussi animée. les fiacres turcs circulent dans arrêt, partout c'est, soit les croissants et les étoiles, soit les 6 flèches, symboles des 6 grands principes (soit des portraits de Kemal et de Ismet Imam. Il s’agit que ils ne dansent pas sous un volcan comme nous faisions le 14 juillet 1938 !!! et je leur souhaite de pouvoir à même époque l’année prochaine arborer leurs si caractéristiques drapeaux le soir après souper des feux d’artifice sont tirés). Il font un peu comme nous juste avant la guerre.
Un match de foot devait avoir lieu mais il est renvoyé (dimanche prochain). On dit que ceux qui ont été hospitalisés vont rentrer en France. (Je ne sais pas si notre capitaine en fait partie si oui ce sera mauvais pour nous car les officiers artilleurs ne nous aiment pas beaucoup.)
Aujourd’hui rien à signaler. Si, je vais au dentiste car j’ai une grosse dent qui me fait mal et je voudrais la faire plomber mais le dentiste (un Grec qui parle un peu Français) me dit que c’est impossible et qu’il faut l’arracher mais sur le coup j’hésite et y dit que ce sera pour la prochaine fois.)
Pour la Toussaint, le menu est meilleur puisqu'il y a purée de pommes de terre et beefsteak.
(aujourd’hui Dimanche) Nous allons, « colonne par trois », à un match de football entre Burdur et Isparta. Avant de partir, on nous donne comme consigne de toujours applaudir. Leur jeu est très rapide et nous étonne mais il est moins précis qu'en France. C'est cependant un beau spectacle qui nous a bien distraits. Au cours du match, des jeunes Turcs nous vendent des journaux édités en Egypte et écrits en français. Nous voyons tout de suite que c'est un journal gaulliste qui vient du Caire. Ils me font penser que la guerre n'est pas près de finir.
aujourd’hui les cours de gymnastique recommencent mais une crise de dents m’empêche d’y aller ce soir on nous paie enfin je trouve qu’il y a du retard !!! Le père est venu aujourd’hui et hier et nous pouvons écrire. J’écris à Alice mais on n’a pas porté de lettre pour moi je languis d’en avoir.
On nous paye enfin nos « on durt boutchouk lira » ou 13 livres et demi. Et aujourd’hui je vais me faire arracher une grosse dent qui me fait mal depuis quelques temps. J'ai une certaine appréhension au moment de m'asseoir sur le fauteuil. Le dentiste, un Grec, je crois, habitant Istanbul, qui fait son service dans l'armée, me fait deux piqûres, puis les terribles pinces approchent, il tire sur la dent, je sens une grande douleur : les piqûres n'ont pas fait d'effet. il continue à tirer quand même et au moment où je vais lui faire signe d'arrêter, la dent sort ! Elle avait de grosses racines tordues, c'est pourquoi elle m'a tant fait souffrir. Nous sortons du « disçi » vers midi et je crois bien que nous aurons manqué la soupe, aussi nous nous arrêtons dans une petit boutique, genre rôtisserie, où on nous sert des sandwiches fait avec de la viande d'un mouton tout entier, et dans lequel, le marchand tire des morceaux qu'il met entre deux tranches de bon pain. Il nous sert après des nouilles sucrées (et de « frangiole »). C'est un peu inattendu et ça devient écoeurant par trop de douceur. Le repas est terminé par un demi-kilo d' Uzum (J’ai acheté un cahier pour écrire mes notes). Cela fait 4 mois aujourd'hui que nous sommes en Turquie.
Nous jouons au volley-ball avec les Turcs et nous y prenons une « raclée » !
J'achète une paire de babouches (assez chères) qui ont l'air d'être bien bonnes, tout en cuir. J'achète aussi des cigarettes et du Gibbs authentique (le soir nous assistons à un match d’entraînement au foot entre Français et Turcs. Nous mangeons à un restaurant qui ressemble à Antalya ). Il y en a un qui vient de se faire attraper pour avoir acheté du raki sorte d'anisette. Ce soir, de nouveau grand bal et certains qui ont bu « raki » et « sarap » sont assez joyeux.
Je reçois des lettres d'Alès. C'est la seconde fois que j'ai des nouvelles. (elles me font bien plaisir. Je constate que les lettres envoyées par la Poste vont beaucoup plus vite que les autres malheureusement je ne peux plus en écrire par ce moyen. Ce soir ça ne va pas bien. Je ne sais pas ce que ce sera ?
Notre journal d'internés l'Ispartiate paraît. Il y a de nombreux dessins humoristiques genre (inspirés de) Dubout qui ridiculisent les Turcs et leurs uniformes pitoyables (capotes qui traînent jusqu’aux pieds). Nous avons aussi à Isparta des fabriques de tapis de laine aux dessus délicats et aux couleurs vives. Cette petite industrie dont j'ignorais l'existence a bien un caractère local et oriental car c'est bien dans cet Orient que l'on retrouve l'ombre d'Azyadé, que l'on utilise le plus de tapis : dans les mosquées, dans les cafés, dans les chambres où ils servent de lits… Ces tapis ont 2 ou 3 cm d'épaisseur, les brins de laine qui se dressent tous nivelés, formant une toison douce au toucher.
Dans cette manufacture, travaillent des hommes et des femmes : certains teignent les laines dans de grands baquets, d'autres les tissent sur des métiers, d'autres finissent les tapis en coupant les brins qui dépassent avec de grands ciseaux. Il commence à y avoir des oranges qui sont bien mûres.
Ce soir, j'ai vu des Turcs recouverts de capes très épaisses en laine et d'une forme bizarre, ce doit être très chaud.
Aujourd’hui le colonel Duval, attaché militaire à Ankara est arrivé. Un grand match entre Français et Turcs est remis à cause de l'anniversaire de la mort d'Atatürk. (Nous pouvons écrire ce soir pour la France.) Le colonel nous fait un speech et quoique les Anglais nous laissent partir, les Turcs ne nous parlent pas de retour en France.
De temps en temps, nous faisons cuire des oeufs pour compléter le menu qui, sans les raisins et le fromage, ne serait pas fameux. Certains ont fait de la confiture de figues ou de coings et nous la vendent.
Ce soir, promenade : pour la première fois, nous grimpons des rochers presque à pic. C'est passionnant. Nous traversons un quartier de la ville que nous ne connaissions pas. Nous y voyons toujours des maisons en torchis et en bois, parfois des fontaines surmontées d'inscriptions en vieux turc. Dans ce pays aride à cause de la sécheresse, les fontaines sont toujours de gracieux monuments bien faits pour remercier la nature de leur avoir donné cette boisson précieuse, l'eau. J'admire plusieurs petits minarets en bois dont le vrai nom est « moucharabiés ».
Je vais me faire plomber une dent en ville. En passant, je remarque un chameau qui s'accroupit pour recevoir son chargement. C'est amusant, on dirait un pantin qui se désarticule.
(Ce soir en l’honneur du vieil armistice il y a grand bal avec crochet radiophonique et défilé costumé cette fois ci c’est mieux réussi que jamais on remarque blanche neige et les sept nains qui ont le premier prix puis une noce accompagnée d’un suisse du plus beau noir ! il y a aussi le « Lycée Papillon » et quelques autres déguisés.)
aujourd’hui je peins la montagne qui domine Isparta avec notre cantonnement au premier plan je l’ai réussi à peu près il n’y a plus de raisin au foyer mais aussi on est au milieu de novembre. Demain j’en achèterai en ville où j’irai
ce matin des camarades ont fait une pleine marmite de chocolat au lait (malgré le prix assez élevé) et je me paie le régal d'un quart de ce breuvage délicieux dont j'avais depuis longtemps perdu le goût (et le moelleux ; je viens de lire un bouquin « Caravanes sans chameaux » qui décrit bien la ville orientale dans laquelle nous nous trouvons. Le Colonel a reçu) un télégramme reçu d'Ankara dit que notre situation diplomatique s'est améliorée. Il y a donc de l'espoir mais depuis qu'on nous déçoit, je n'y crois plus beaucoup.
Il paraît qu'il y a 450 lettres à Ankara pour nous (nous sommes tous heureux espérant en avoir une ou plusieurs).
rien de neuf je bois une nouvelle tasse de bon chocolat au lait Le Colonel Lauzeral nous fait un speech à l’occasion de la mort du Général Weygand qu’il avait connu en Syrie en signe de deuil il n’y aura pas de bal ce soir.
nous espérions avoir le match remis dimanche dernier mais ça a l’air définitivement tombé à l’eau ; ce soir un légionnaire excité par la boisson nous canarde à coup de bouteilles de raki elles éclatent en frappant contre le mur et les débris se répandent partout mais par une veine formidable personne n’est blessé l’alerte a été chaude
le départ se précise maintenant pour le début décembre on nous l’annonce par dépêche mais je n’y croirais que quand je serai dans le train je fais des provisions mais j’ai peur de ne pouvoir passer toutes ces choses précieuses
Il fait assez froid maintenant malgré le soleil qui se montre
Le colonel part aujourd’hui pour Istanbul et même, paraît-il, pour la France avec le train sanitaire.
(cette après midi quelques copains partent c’est les malades et les infirmiers deux docteurs partent aussi. Ce soir à 7 heures) les marins réfugiés à Alexandrette depuis la fin des hostilités viennent d'arriver ici. Nous allons les voir. Ils sont tous bien habillés car ils n'ont rien perdu de leurs affaires. Ils portent presque tous des boucs ou des colliers bien taillés (ils font bonne impression).
Nous touchons tous de gros pantalons d'artillerie doublés et renforcés si raides et si étroits que nous (ne) pouvons nous asseoir ou plier les genoux.
Les marins sont venus coucher dans nos chambres car là où on les a mis, il fait trop froid. Ils ont avec eux leurs hamacs qu'ils appellent « bois de lit » et ils les tendent au milieu de la chambre( !!)
nous jouons avec des marins au volley et faisons de bonnes parties
excursion en montagne. Les marins viennent avec des galoches et ont beaucoup de peine pour monter. Je parle avec un grand sympathique…
Je parle à un grand « mataf » (matelot) sympathique qui me donne des détails sur la vie des marins. Un autre nous montre un album où il y a des photos de Syrie, d'Indochine, de Mers el-Kebir elles sont toutes très bien (il est de Rouen).
Un (de nos) juteux sous prétexte que nos chaussures n'étaient pas assez bien cirées nous fait faire une heure d'exercice sous la pluie. On ne dirait pas que nous sommes internés et lui avec nous !! ça me donne une idée de ce que ça doit être en France maintenant ! (nous sommes tous furieux - nous sentons déjà ici des répercussions du régime autoritaire qui sévit en France)
Ce matin, grande surprise : 10 cm de neige recouvrent tout le sol. Nous nous mettons vite à nous battre à coup de boules de neige (à midi la neige s’arrête de tomber – tout le pays est blanc). La neige a tout recouvert sauf la pointe du minaret qui est trop effilée (n’accroche pas la neige. Nous touchons des caleçons, mouchoirs, chaussettes en masse ! on parle de départ proche mais pas de date officielle.)
RAS la neige ne fond pas bien vite
la neige a bien commencé à fondre pendant le jour mais la nuit il gèle et c’est comme s’il y en avait toujours autant
Des lettres sont arrivées. j'en ai 3 à lire d'Alès ou de Vézé. Parmi les marins j'ai des copains : il y en a de Paris, de Rouen, d'Avignon (j’ai fait connaissance avec un Montpelliérain
j’ai deux lettres du 28 octobre elles sont les plus récentes que j’ai reçues
La neige tombe (La neige a tombé déjà cette nuit mais ce matin il fait beau la nouvelle couche n’est pas épaisse. On ne parle plus de départ pour ces jours ci).
Les marins nous racontent l'odyssée merveilleuse et héroïque du Guépard du Valmy et du Vauclin. Trois torpilleurs - c'était toute notre escadre là-bas - qui ont tenu pendant un mois contre un ennemi de beaucoup supérieur.
La neige tombe sans arrêt et très épaisse. Il y en a bien 30 cm. Le départ qui nous semblait tout proche est encore remis (comme d'habitude). Je vois encore un album de marin magnifique. Il y a des photos de toutes les parties du monde : A.O.F. – Indochine – Syrie – Algérie, etc.
le départ est remis à plus tard
RAS
un marin me fait voir un magnifique album recouvert de cuir repoussé de Damas...
il y a un beau brouillard et la nuit dernière il y avait – 15 dehors !!
il fait toujours aussi froid. Parmi les marins j’ai des copains un de Rouen un de Paris d’autres du midi
(la température a été très douce cette nuit) Le vent du sud souffle et la neige fond tout le jour à grand train.
En me levant je n'en peux croire mes yeux : toute la neige a disparu : ça va vite en Turquie, 30 cm en deux jours, ça alors ! (on parle assez sérieusement de départ)
Grande revue aujourd'hui qui sent bien le départ cette fois, nous mettons les molletières, les gros pantalons et le sac sur le dos : des marins nous y ont cousu avec leurs aiguilles triangulaires et leur gros fil à voile des bretelles pour les porter.
Des bruits courent que nous partons demain Des marins nous donnent des lettres pour leurs parents et leurs adresses pour leur écrire
J'ai aujourd'hui 21 ans. Nous ne partons pas encore mais ce soir, il y a le fameux match tant de fois renvoyé entre Français et Turcs : nous sommes arrivés à former entre les marins, les biffins et nous une bonne équipe et les Turcs vont avoir du travail s'ils veulent gagner. il y a du monde partout, nous y allons en rangs. La partie commence, les Turcs jouent dur mais les nôtres leur répondent au début. Nous marquons les premiers un but. Les Turcs n'applaudissent presque pas quoi que le but ait été très régulier, ils sont trop chauvins. A un moment, un avant charge notre goal : aussitôt un de nos arrières, un Marseillais veut se bagarrer avec lui mais l'arbitre les sépare. La partie continue dans une atmosphère orageuse et se termine par le score très honorable de 4 buts à 2 en notre faveur. Nous leur avons fait voir que quoique vaincus, nous savons encore nous défendre au football contre la plus grande des nations du monde comme ils s'appellent modestement. Nous leur aurons toujours laissé ce souvenir avant de partir.
Ce matin, on (le capitaine) nous donne des ordres pour demain. Nous partons à 1 h de l'après-midi, sauf contre-ordre et on nous donne 3 boules de pain.
Ce matin, tout est en l'air. Nous faisons les paquetages, nous vidons les paillasses. Nous touchons des repas froids, cette fois-ci, ça se prépare bien pour être vrai. 1 h nous partons après un adieu émouvant aux marins que nous laissons ici avec beaucoup de regrets sans savoir quand ils reviendront. Avec nos sacs sur le dos, nous partons après un discours assez complet du colonel turc, un dernier regard à ces casernes primitives qui vont encore garder des Français qui sait combien de temps. Nous quittons sans regret cette Turquie qui pourtant avait son charme subtil, indéfinissable…
à 1h½ départ de Isparta après 5 mois en Turquie. Passons à Bozanonü que nous avons déjà passé pour venir de Burdur à Isparta. Passons à Baladiz, Keçiborlu. Nous arrivons à 5h de l'après-midi à Karakuyu, gare d'embranchement [près de Dinar] après avoir traversé des marais. Nous n'en repartons qu'à 9h½.
Nous arrivons à 3h du matin à Afyon [Afyonkarahisar]. La gare est très moderne avec un beau parc devant. On devine que la ville aussi est moderne. Nous en repartons à 6h du matin. Nous traversons maintenant une vaste plaine légèrement vallonnée avec de hauts rochers, restes des glaciers, il y a des grottes. Nous passons maintenant dans des collines rocheuses en suivant une vallée pittoresque et étroite. Alayunt [près de Kütahya]. à 11h arrivée à Eskisehir. Nous avons vu un coin de campagne bien cultivé, ce doit être une ferme modèle !!!
Ici c'est la première gare importante que nous voyons. Nous traversons de grandes terres à blé très fertiles. Bozüyük après cette gare, nous suivons une vallée très pittoresque avec des moulins à eau à plusieurs roues à aubes, nous passons dans la vallée très encaissée que nous dominons en des situations périlleuses. Nous passons sur des viaducs très osés lancés au-dessus du précipice, des tunnels, par des lacets à forte pente nous regagnons le fond de la vallée à Bilecik. Nous suivons la vallée qui s'élargit nous passons à Geyve. Nous suivons maintenant le bord d'un beau lac aux eaux bleues sur lequel nous voyons le coucher du soleil. Passons à Sapanca arrivons dans une ville d'aspect européen à Izmit [Kocaeli] à 6h. Nous longeons maintenant les eaux d'un long golfe celui d'Izmit. Nous sommes dans un grand express qui marche très bien. Nous longeons de très près les eaux de l'Egée [mer de Marmara]
A 9h¼, arrivons à Sintari partie asiatique d'Istanbul sortons d'une gare monumentale et tombons directement sur un quai où un grand bac nous attend. Nous traversons le Bosphore aux eaux noires d'où nous avons une très belle vue sur toute la ville largement éclairée. Je regrette beaucoup de ne voir cette ville célèbre de jour. Nous accostons en Europe à Istanbul où nous sommes bientôt à la gare. J'achèterais bien des cartes postales mais les bureaux sont fermés. Un train nous attend nous y posons nos bagages et les Turcs nous font manger du riz et de la viande. Ils ont toujours le même uniforme peu élégant : à la gare l'attaché militaire colonel Duval qui s'est beaucoup occupé de nous (et) l'attaché de l'air sont là et nous disent au revoir.
Le train part à 11h¼. Je regrette beaucoup de n'avoir pas vu l'ancienne Constantinople de jour, mais l'effet de nuit avec les mille feux de la ville qui se reflétaient dans le Bosphore était féerique. Toute la nuit, nous traversons une grande plaine
et au petit jour 7h, nous arrivons à destination c'est-à-dire à Babaeski où nous devons prendre les cars pour passer la frontière. Nous avons 80 km à faire dans les camions où nous sommes secoués car la route est mauvaise. Arrêt près d'Edirne, autrement dit Andrinople. J'y vois de beaux minarets à 3 étages de balcons nous comptons 16 minarets en tout.
Après de nombreuses pannes, nous arrivons à la frontière bulgare turque à 5 heures du soir où des officiers allemands se trouvent. Le chauffeur turc m'avait fait pitié d'être toujours en train de réparer surtout qu'il était sympathique. Pas de visite des bagages, des camions viennent nous chercher pour faire les 15 km qui nous séparent de la gare la plus proche.
Nous nous apercevons tout de suite du changement : les maisons sont en pierres ou briques, les terres mieux cultivées et les routes entretenues. Il n'y a pas de chicanes en travers comme en Turquie mais une panne nous arrête au milieu d'une côte. Nous traversons Svilengrad, jolie petite ville bien bâtie avec des jolies petites maisons, nous traversons une rivière importante et après une journée entière de camion, tout fourbus, nous nous asseyons enfin dans un wagon allemand, éclairé au gaz, mais sans gaz… Nous mangeons un maigre souper et nous endormons bien vite car nous ne sommes que 4 par compartiment ce qui nous permet de nous installer.
Je me réveille dans une petite gare Bulgare dont je ne peux lire le nom. Le brouillard couvre la campagne. Un employé de l'ambassade nous (salue). A 8 heures passons à Moroseltzy. A 10 heures arrivée à Sofia qui s'écrit en bulgare COΦИЯ. Nous avons là, un très bon accueil. On nous distribue des sandwiches excellents et des cigarettes de toutes sortes. Il n’y a pas de comparaison avec la Turquie d’Asie les jeunes filles sont bien habillées à l'européenne et nous donnent des autographes. Le ministre (représentant) de France ici nous rend visite. Il y a beaucoup d'Allemands. Les Bulgares sont très aimables. Un Français rapatrié de Syrie me demande d'aller donner des nouvelles à sa femme qui habite Nîmes. Il me donne des pièces Bulgares Nous partons à 12h20. Nous traversons une plaine très large et fertile, des terres noires. Dans les gares les noms sont écrits en Bulgare et en Français, ça nous étonne de voir les mots "chef de gare" ou "salle d'attente" écrits en français ! D'ailleurs beaucoup de gens ici parlent français.
Il y a quelques collines. Passons en gare de Svilitzna [Slivniča]. La frontière est proche nous franchissons des vallées étroites pittoresques. Le paysage a changé depuis la Turquie et se rapproche beaucoup de l'Europe continentale. Le climat aussi : il fait doux et les nuages sont bas.
Passons la frontière qui n'est pas fortifiée, puis à Zaribrod nous passons un pont sauté. Nous croisons des paysans endimanchés dans des costumes pittoresques multicolores où domine le rouge. L'un d'entre eux a une veste en peau de bique avec de beaux dessins, c'est très original.
Depuis 1 h du matin nous sommes arrêtés en gare de Ciflik. Il pleut doucement nous quittons cette ville à 12 heures après que plusieurs trains nous aient passé devant. Le long de la rivière il y a de nombreux moulins à aubes qui surplombent la rivière parfois il y a plusieurs roues l'une à côté de l'autre. Nous traversons des gorges magnifiques comme celles de Turquie, où il n'y a que la place de la rivière et celle de la voie de chemin de fer . Les Allemands creusent une route. Ils apportent là un peu de modernisme dans ce pays passons à Ciceva à Niska-Banja nous y restons 2 h, si ça continue, nous ne serons pas bientôt en France. Il fait du vent et il pleut. Notre wagon n'est pas chauffé et nous nous gelons. Arrivée à Niš à 6 h¼ où nous mangeons la première bonne soupe depuis 6 mois. Nous buvons du café, mais c'est de l'ersatz ! nous en repartons à 8 h½ du soir
Arrivons à 8 h du matin à Resnik. Nous approchons de Belgrade. Il neige un peu, les rivières ont débordé. Nous passons à côté de Belgrade vers 11 h½. nous passons un pont sur la Save que nous connaissions déjà la ville est très moderne, bâtie sur une hauteur qui domine la Save ce fleuve est navigable et il y a un port et des quais, nous entrevoyons le Danube qui est très large là. Arrivons à Zemen à 12 h. de là je peux voir le Danube dans toute sa largeur avec des îles au milieu. Nous partons à 14h50 passons à Ruma à 16 h30, nous ne nous y arrêtons presque pas. Dans la grande plaine il y a des meules de maïs, passons à Metrovica puis à Sid vers 9 h du soir. Nous roulons presque toute la nuit sans arrêt.
le matin nous trouve près d’une petite gare où il y a environ près de 10 cm de neige. Nous passons un fleuve assez important arrivée à Zagreb à 11 h45 où nous mangeons la soupe. Des soldats yougoslaves nous rendent les honneurs, la population est sympathique. Je vois des paysannes très coquettes avec des costumes multicolores et des bottes elles ont des jaquettes en fourrure et des foulards aux couleurs vives. Elles ont toutes les mêmes paniers en osier qu'elles portent adroitement sur la tête. Ici il n’y a pas de neige mais bientôt sûrement nous en verrons de nouveau… Nous partons de Zagreb à 2 h45 nous ne sommes allés que dans des voies de garage où nous attendons je ne sais trop quoi. Près de nous un wagon est chargé de débris de wagons de voyageurs sûrement le résultat d’un attentat terroriste. Nous partons finalement à 17 heures mais nous arrêtons à chaque petite gare, arrêt à Dobovr à 7 h.
Depuis 6 h du matin, nous sommes sur des voies de garage nous sommes en Autriche, mais je ne sais pas le nom de la gare. la gare près de laquelle nous nous trouvons est Marburg. Nous quittons les voies de garage à 3 heures ½ nous passons sur un très grand pont qui avait sauté il est en pleine réparation. Le fleuve qui coule dessous a l'air assez important je ne sais son nom. La ville a de nombreux clochers. Passons la frontière yougoslave à 8 heures nous sommes sous les tunnels presque réparés. Il y a 10 cm de neige et beaucoup de sapins, c'est un vrai paysage yougoslave. Nous avons passé 2 barrages antitank passons à Spielfield Strass à 21 heures, nous passons à Cepaz dans la nuit à Loben.
Nous nous arrêtons depuis 4 h du matin à Selzthal dont nous partons à 8 h. Il neige abondamment. Le paysage du Tyrol qui commence est très beau. Stamach Irding toujours beaucoup de neige le paradis des skieurs, des horizons blancs et la neige qui tombe toujours à Saint-Martin Grinnung une usine et sans doute des mines exploitées avec des traîneaux. Grombing 10h, Haus Schladming à 10h35 c’est une station de sports d'hiver. La couche de neige s’épaissit il y en a presque 20 cm les rails sont recouverts. Il y a beaucoup de bâtiments à claire-voie avec toits en pente pour le fourrage. L’épaisseur de neige augmente il y en a environ 30 cm. Arrivons à Bishofshafen à 1h¼ nous changeons de direction nous traversons une vallée aux montagnes abruptes, puis nous passons à Kuchl Hallein. Nous voyons un beau château Renaissance bâti sur un rocher au milieu de la plaine, près de la gare de Salzburg. Nous voyons des prisonniers français auxquels nous distribuons des cigarettes. Nous sommes dans une gare de triage la traction électrique que nous avons depuis Bishofshafen. Arrivée en gare de Salzburg à 3h20 repartons à 5h moins 10 en passant un pont ancien sur une rivière que borde la ville assez coquette et ancienne. Les montagnes des alentours font un décor féerique autour de la plaine. Passons à Freilassing, où des jeunes filles nous parlent en français, il y a un embranchement il y a beaucoup d'églises, de chapelles ou de calvaires dans la campagne. Tunsendorf 17 h35, dans la nuit nous passons à Augsbourg.
ce matin au lever d'un jour brumeux, nous brûlons la gare d'Esslingen. Passons à Stuttgart, mais peut-être ce n’est pas celui de radio Stuttgart passons sur un pont qui domine la ville et un canal ou une rivière canalisée bordée d'un grand nombre d'usines (Mercedes Benz). Les voies sont quadruplées. Une autre ville à l'horizon. Voici une grande usine et la gare de Kornwestheim il est 9 h½. Nous voyons passer des prisonniers. Nous voyons aussi des express qui vont très vite et où les wagons sont peints de couleurs claires. Il y a de très grandes usines Ludwigsburg. Nous passons des villages aux vieilles maisons à toits pointus et à l'ossature en bois, typiques de l'Allemagne. Ici toutes les terres sont cultivées ou couvertes d'usines. Depuis ce matin, notre train, comme tous ceux que nous croisons, vont très vite, 80 ou 90 de moyenne. Nous traversons les gares en trombe Vaihingen, Mühlacker 11 heures, Eukingen Baden, Pforzheim Bergausen 12 h, Karlsruhe à midi et 10 la gare est immense, toute noire et couverte. Nous partons de Karlsruhe à 1 h de l'après-midi et roulons maintenant dans une grande plaine bordée par une vaste forêt de sapins. Muggensturm, Rastadt Baden. Je crois que c'est ici l'embranchement de Baden Baden. Steinbach, Renchen, beaucoup de bois de chauffage. Offenburg, Riegel, arrivée à Friburg à 4 h, départ à 4 h35 Ebringen, Schalstadt. On passe le Rhin à 17 h05 il n'est pas très large. De part et d'autre on voit bien des barbelés des blockhaus des créneaux camouflés des antichars.
Nous entrons en Alsace annexée. J'aurais cru que le Rhin soit plus large que ça, peutêtre il est très profond. On a vu quelques traces de bombardement chez les Allemands, là les lignes françaises n'ont pas dû être percées. Nous suivons le canal du Rhône au Rhin, puis la gare de Napoleon-Sinsel arrivée à Mulhouse à 6 h du soir. Tout est désert, on ne voit personne à part les sentinelles allemandes les trains passent vides. Nous en repartons à 7 h¼ arrivée à Montreux, limite de la zone annexée, arrivée à Belfort à 9 h du soir on nous distribue des "troupes" et du chocolat. On repart à 10h¼.
Arrivée à Besançon à 1 heure du matin. Le paysage est paraît-il très beau avec le Doubs qui serpente tout près du chemin de fer. Arrivons à Chalon-sur-Saône à 6 heures du matin. Nous nous sentons réellement en France. On nous distribue des vivres et du café sans compter. Nous sommes tous joyeux nous donnons des cigarettes à des employés. Nous repartons vers 10 h½ sans changer de train pour le moment.
Alors qu'en Allemagne en plein midi le jour de Noël, on ne voyait pas un chat dans les rues ici en pleine nuit nous avons toujours entendu du bruit et des voix dans les gares et le jour, c'est encore plus frappant.
Nous longeons la Saône qui semble un canal tant elle est tranquille. Il passe des chalands.
Arrivée à Macon à 11 h40 réception presque triomphante, musique des chasseurs alpins qui jouent la Marseillaise, des drapeaux et des portraits du maréchal. On nous distribue des cigarettes des vivres.
Un prisonnier qui s'était glissé parmi nous est arrivé à bon port. Il est fou de joie. Tout le monde est aimable départ vers midi et demi arrivée à Lyon à 2 h½ une fanfare de cuirassés nous joue un petit air !! Un général nous accueille mais il n'a pas l'air très fixé sur notre provenance, aussi, il se renseigne auprès de l'un d’entre nous. C'est là que nous quittons les artilleurs sans regrets. Nous repartons avec l'équipage du St Didier qui va à Marseille. Nous, nous sommes dirigés sur Orange. Pour la première fois, nous avons un wagon à bogies. Arrivée à Orange à 8 h45. Un camion nous conduit à la base où nous avons des lits avec matelas en laine et draps, luxe inouï, oublié depuis 10 mois. Nous dormons jusqu'à 8 heures. La base est neuve et bien agencée. Elle est assez coquette et en style provençal.
Nous allons à peine levés d'un bureau à l'autre, cette base n'a que des bureaux ! A force, nous apprenons que nous avons 8 jours de perm et les titres sont établis et nous partons dans l'après-midi. Nous nageons dans le bonheur à la pensée que nous serons chez nous ce soir.
A la gare d'Orange les gens regardent curieusement ces "biffins" aux sacs de marin recouverts d'inscriptions bizarres, de croissants et d'étoiles. A Nîmes, deux heures d'attente qui semblent des siècles. Je ne veux pas prévenir chez moi et faire la surprise de mon arrivée. Mais je vois un contrôleur de Nîmes que je connais un peu et je ne résiste pas à l'envie d'aller faire un brin de causette avec lui. Dès qu'il me reconnaît il se précipite en m'entraînant au téléphone et me dit qu'il faut avertir ton père - Mais il a fini son travail à cette heure-ci - Non, non !! Et il téléphone. Mon père n’y était pas mais j'entends au téléphone les employés poussent des exclamations. Et nous prenons le train l'omnibus qui met 1 h½ pour arriver à Alès les stations connues se succèdent lentement trop lentement à mon gré.
Enfin Alès. A ma grande surprise la famille à Jules est là qui nous arrête, embrassade. La silhouette de mon père dépasse de la foule, il ne nous reconnaît pas avec notre tenue kaki, mais ce n'est qu'une seconde d'hésitation et on est tous à la joie de se retrouver. Le trajet de la gare à la maison semble court tant on a de choses à se dire. Puis, c'est le sac qui intrigue tout le monde, si plein, il est mystérieux !!
Enfin le déballage fait pousser des exclamations le sucre, les cigarettes, le savon plaisent plus que de l'or en barre !!! Je soupe de bon appétit et me débarrasse sans regret de mes vêtements pouilleux pour m'étendre dans un bon lit.
Aujourd’hui je suis allé à Vézé grand'mère très heureuse de me revoir.
La journée bien remplie à Saint Genies en famille avec grand mère qui était venue pour cette occasion
La permission se termine mais c’est sans le cafard que je retourne à Orange car je pense que je serai bientôt de nouveau en famille.
Nous courons d’un bureau à l’autre à la recherche de renseignement mais tout cela nous donne la certitude qu’on ne s’occupe pas beaucoup de nous
On nous a enfin donné une tenue de l'aviation qui est beaucoup plus pratique que la tenue d'artilleur que nous abandonnons définitivement. Nous revoyons le capitaine Meyrieux mais il ne nous apporte rien de neuf et ne s'est pas beaucoup occupé de nous alors qu'il nous l'avait promis avant de nous quitter en Turquie.
Comble de désespoir, au lieu des 70 jours qu'on nous laissait espérer, nous devrons nous contenter de 40. Cette permission a été gentiment réduite par un commandant réputé pour sa sévérité et qui a trouvé que 70 jours c'était trop pour 6 mois d'internement !!! Ca se voit qu'il n'y était pas, là-bas !!!
Enfin ce matin les permissions de 40 jours sont prêtes la visite passée à la hâte les tickets en main nous bouclons nos valises et oust !! Vivement la gare. Je n’ai même pas pu voir les monuments Romains que possède cette ville. Dans le train je respire. 40 jours de civil ça me semble ne plus avoir de fin. Camoin est aussi heureux que moi !!
Je n’ai pas averti à la maison, aussi on est joyeusement surpris de me voir
La perm se passe en visites plus ou moins longues d'un côté ou de l'autre et à tout moment, il me faut raconter mon odyssée. Je commence à avoir un récit stylisé tout fait que je sais par coeur et que je sors chaque fois sans beaucoup de changement. Je fais voir le carnet les quelques photos. J’offre des cigarettes qui sont fort goûtées par ces temps de restrictions
Plus que 18 jours et il me semble que je suis arrivé hier et pourtant le calendrier est bien là pour me prouver le contraire. Je suis allé à Saint Rémy où j’ai trouvé beaucoup plus de restrictions qu’à Alès.
Comme un glas, j'entends sonner 10h du soir aujourd’hui car c'est la dernière heure de cette perm qui semblait interminable.
Avec Jules nous nous croyons être les seuls de retour et nous commençons à regretter de ne pas avoir demandé de prolongations mais nous retrouvons bientôt une bande de ceux qui sont dans mon cas. Nous avons tous le cafard et les bâtiments nous semblent sinistres,
Le cafard ne passe pas surtout qu'un "juteux chef", un vieux militaire, veut nous faire marcher comme des bleus ce qui ne nous plaît pas beaucoup.
Je rentre au magasin où je pense être tranquille là comme garde mites !! Ce soir, je viens de voir les vieux monuments romains. Le théâtre antique est vraiment très beau et grandiose, mais l'arc de triomphe est un peu trop rafistolé.
Tous ceux de Nîmes engagés pour être mécaniciens sont renvoyés à Nîmes. J'apprends que bien qu'engagé pour 3 ans, je l'étais en principe pour la durée de la guerre seulement. Nous aurions dû être libérés à l'armistice.
En mai, je me renseigne pour savoir si je peux partir, les formalités sont assez rapides et en juin 1942, je suis démobilisé et rentre à Alès, 3 mois avant la fin de mes 3 ans. Je cherche du boulot, et je suis d'abord livreur chez un marchand de glace, mais il n'a plus besoin de moi à la fin de l'été.
Felix Crose qui avait fait l’Ecole des Mines m’invite à aller le voir en centre ville : je travaille à Vanias près de Barjac, dans un forage de mine de lignite pendant à peu près six mois. Boulot pas compliqué, 2 poste matin et après midi / soir.
Pour le logement, le patron avait des préférences pour une logeuse qui avait une pension très moche. Puis nous avons eu une meilleure offre – bonne cuisine ; mais c’était plus cher, en fait tout ce que je gagnais, donc je circulais à vélo, le forage était à 3 km du village. Famille très sympa.
Au printemps 1943, les gendarmes viennent me voir pour me dire d'aller au STO. Je raconte que j’ai fini 3 ans d’armée, à la préfecture de l'Ardèche avec mon livret militaire pour plaider ma cause. Dommage que je ne travaille pas à la mine ! On me dit de repartir tranquille.
Deux mois plus tard, les gendarmes reviennent, je saute par la fenêtre, histoire de les faire courir un peu. Je cherche un boulot d’où on n’est pas envoyé au STO mais rien. Finalement, je vais prendre le train à Valence, destination l'Allemagne, mais c'est là le début d'une autre histoire…
Ulm destination Mulhausen en Thuringe ; le papier portant les tampons prouvait que j’étais STO et non volontaire…très important pour le retour A la frontière on a pris mon argent contre promesse de DM… mais jamais rien vu. Usine :Walter & Co fabriquait des bicyclettes avant guerre. Belle usine – Walter était le nom du patron.
A partir de la guerre, l’usine a été obligée de fabriquer des pièces pour les avions. Des Français prisonniers et Michel Valimski et quelques volontaires, en particulier un Grec qui n’avait pas de travail.
En principe les prisonniers ne travaillaient pas mais ils gagnaient un peu pour leur famille. Moi aussi mais c’était peu. Plus de liberté surtout. Les prisonniers « transformés » logeaient dans les casernes, nous STO étions dans des baraques…subtile différence. Le dimanche, une fois ou deux, j’ai pu prendre le train pour aller visiter une ville par ci par là.